Description

[Extrait, citation]
C’est le lendemain en me réveillant, que j’ai aperçu la Méditerranée, toute couverte encore des vapeurs du matin qui montaient pompées par le soleil ; ses eaux azurées étaient étendues entre les parois grises des rochers de la baie avec un calme et une solennité antiques. Toute la côte qui descend jusqu’au rivage est couverte de bastides éparses dans la campagne, leurs volets étaient fermés et le jour les surprenait tout endormies entre les oliviers et les figuiers qui les entourent.
J’aime bien la Méditerranée, elle a quelque chose de grave et de tendre qui fait penser à la Grèce, quelque chose d’immense et de voluptueux qui fait penser à l’Orient. A la baie aux Oursins, où j’ai été pour voir pêcher le thon, je me serais cru volontiers sur un rivage d’Asie Mineure. Il faisait si beau soleil, toute la nature en fête vous entrait si bien dans la peau et dans le coeur ! C’est la fille du patron Sicard qui nous a reçus ; elle nous a fait monter dans sa maison, des filets étaient étendus par terre, et le jour qui entrait par la fenêtre faisait éclater de blancheur la peinture à la colle qui décorait la muraille. Mlle Sicard n’est pas jolie, mais elle avait des mouvements de tête et de taille les plus gracieux du monde ; tout en causant, elle se tenait sur sa chaise d’une façon mignarde et naïve. J’ai pensé aux belles demoiselles de ville qui se lissent, qui se sanglent, qui jeûnent et qui, après tout, ne valent pas en esprit et en beauté le sans-façon cordial de la fille du bord de la mer. Elle est venue avec nous dans la barque et elle a causé tout le temps avec nous comme une bonne créature. Ses yeux sont du même azur que la mer. Pas un souffle d’air ne ridait les flots, et nous avancions à la rame doucement et tout en suivant la direction du filet ; l’eau est si transparente que je m’amusais à regarder la madrague qui filait sous notre barque et les petits poissons se jouer dans les mailles avec toutes les couleurs chatoyantes que leur donnait le soleil qui, passant à travers les flots, les colorait de mille nuances d’azur, d’or et d’émeraude ; ils frétillaient, passaient et revenaient avec mille petits mouvements les plus gentils du monde. A mesure qu’on avance, le filet se resserre et s’étrangle de plus en plus vers les trois barques placées au large, qui forment comme un cul-de-sac où doit se rendre tout le poisson pris dans le filet antérieur. Les nattes de jonc accrochées aux barques, plongées dans l’eau et sur les bords se relevant en coquille, avaient l’air du berceau d’une Naïade.
Un dimanche soir j’ai vu le peuple se réjouir. Ce qui chagrine le plus les gens vertueux c’est de voir le peuple s’amuser. Il y a de quoi les chagriner fort à Marseille, car il s’y amuse tout à son aise, et boit le plaisir par tous les pores, sous toutes les formes, tant qu’il peut. J’en suis rentré le soir tout édifié et plein d’estime pour ces bonnes gens qui dînent sans causer politique et s’enivrent sans philosophie. La rue de la Darse était pleine de marins de toutes les nations, juifs, arméniens, grecs, tous en costume national, encombrant les cabarets, riant avec des filles, renversant des pots de vin, chantant, dansant, faisant l’amour à leur aise. Aux portes des guinguettes, c’était une foule mouvante, chaude et gaie, qui se dressait sur la pointe des pieds pour voir ceux qui étaient attablés, qui jouaient et qui fumaient. Nous nous y sommes mêlés et à travers les vitres obscurcies nous avons vu, tout au fond d’une grande pièce, la représentation d’un mystère provençal. Sur une estrade au fond se tenaient quatre à cinq personnages richement vêtus ; il y avait le roi avec sa couronne, la reine, le paysan à qui on avait enlevé sa fille et qui se disputait avec le ravisseur pendant que la mère désolée et s’arrachant les cheveux chantait une espèce de complainte avec des exclamations nombreuses, comme dans les tragédies d’Eschyle. Le dialogue était vif et animé, improvisé sans doute, plein de saillies à coup sûr à en juger par les éclats de rire et les applaudissements qui survenaient de temps à autre dans l’auditoire. Tous ces braves gens écoutaient et goûtaient l’air avec respect et recueillement, d’une manière à réjouir un poète s’il fût passé là. J’ai remarqué que les tables étaient presque toutes vides ou à peu près, on se pressait pour entrer, et la foule s’introduisait flot à flot comme elle pouvait, mais sans troubler le spectacle. Des joueurs de mandoline ou des chanteurs étaient aussi dans la rue, il y avait des cercles autour d’eux. On n’entendait aucun chant d’ivrogne ; les tavernes du rez-de-chaussée, toutes ouvertes, fermaient la vue de ce qui se passait au-dedans par un grand rideau blanc qui tombait depuis le haut jusqu’en bas ; lorsque quelqu’un allait ou venait, ou l’entrouvrait, on voyait assis, sur des tabourets séparés, trois ou quatre hommes du peuple, les bras nus, tenant des femmes sur leurs genoux...
Pour un homme intelligent qui saurait le provençal ou qui voudrait l’apprendre, ce serait une chose à étudier que ces derniers restes du théâtre roman, où l’on retrouverait peut-être tout à la fois des romanceros espagnols, des canzone des troubadours, des atellanes latines et de la farce italienne du temps de Scaramouche, quand Molière y prit son Médecin barbouillé.
Marseille est une jolie ville, bâtie de grandes maisons qui ont l’air de palais. Le soleil, le grand air du Midi entrent librement dans ses longues rues ; on y sent je ne sais quoi d’oriental, on y marche à l’aise, on respire content, la peau se dilate et hume le soleil comme un grand bain de lumière. Marseille est maintenant ce que devait être la Perse dans l’Antiquité, Alexandrie au moyen âge : un capharnaüm, une babel de toutes les nations, où l’on voit des cheveux blonds, ras, de grandes barbes noires, la peau blanche rayée de veines bleues, le teint olivâtre de l’Asie, des yeux bleux, des regards noirs, tous les costumes, la veste, le manteau, le drap, la toile, la collerette rabattue des Anglais, le turban et les larges pantalons des Turcs. Vous entendez parler cent langues incnonues, le slave, le sanscrit, le persan, le scythe, l’égyptien, tous les idiomes, ceux qu’on parle au pays des neiges, ceux qu’on soupire dans les terres du Sud. Combien sont venus là sur ce quai où il fat maintenant si beau, et qui sont retournés auprès de leur cheminée de charbon de terre, ou dans leurs huttes au bord des grands fleuves, sous les palmiers de cent coudées, ou dans leur maison de jonc au bord du Gange ? Nous avons pris une de ces petites barques couvertes de tentes carrées, avec des franges blanches et rouges, et nous nous sommes fait descendre de l’autre côté du port où il y a des marchands, des voiliers, des vendeurs de toute espèce. Nous sommes entrés dans une de ces boutiques pour y acheter des pipes turques, des sandales, des cannes d’agavé, toutes ces babioles étalées sous des vitres, venues de Smyrne, d’Alexandrie, de Constantinople, qui exhalent pour l’homme à l’imagination complaisante tous les parfums d’Orient, les images de la vie du sérail, les caravanes cheminant au désert, les grandes cités ensevelies dans le sable, les clairs de lune sur le Bosphore. J’y suis resté longtemps ; il y avait toutes sortes d’oiseaux venus de pays divers, enfermés dans des cages devant la boutique, qui battaient leurs ailes au soleil. Pauvres bêtes, qui regrettaient leur pays, leur nid resté vide à deux mille lieues d’ici dans de grands arbres, bien hauts !
Si j’ai maudit les bains de Bordeaux, je bénis ceux de Marseille. Quand j’y fus, c’était le soir, au soleil couchant ; il y avait peu de monde, j’avais toute la mer pour moi. Le grand calme qu’il faisait est des plus agréables pour nager, et le flot vous berce tout doucement avec un grand charme. Quelquefois j’écartais les quatre membres et je restais suspendu sur l’eau sans rien faire, regardant le fond de la mer tout tapissé de varech, d’herbes vertes qui se remuent lentement, suivant le roulis qui les agite lentement comme une brise. Le soleil n’avait plus de rayons, et son grand disque rouge s’enfonçait sous l’horizon des flots, leur donnant des teintes roses et rouge pourpre ; quand il s’est couché, tout est devenu noir, et le vent du soir a fait faire du bruit aux flots en les poussant un peu sur les rochers qui se trouvaient sur le rivage.
J’ai eu le même spectacle le lendemain en allant dîner au Prado. Nous nous sommes promenés en barque dans une petite rivière qui se jette là ; des touffes d’arbres retombent au milieu, mes rames s’engageaient dans les feuilles restées sur le courant... qui ne coule pas, exercice qui m’a préparé à recevoir l’excellent dîner que nous avons fait chez Courty, grâce aux ordres et à la bourse de M. Cauvierre.

Collection

Documents Villes

Titre

Voyage à Marseille, Gustave Flaubert

Titre Alternatif

Extraits citations littéraires

Éditeur

Club de l’honnête homme,

Date

1973

Langue

Couverture temporelle

Sujet

Marseille

Format

p. 315 sq

Source

Extrait de Voyages, dans Oeuvres complètes, Club de l’honnête homme, t. 1, 1973

Droits

Libre de droits