L'Invention littéraire de la Méditerranée dans la France du XIXe siècle
Description
[Présentation de l'éditeur]
« La Méditerranée telle que nous la percevons aujourd’hui – paysages, histoire, « identités » – est une invention du XIXe siècle. La littérature de cette période (fictions, essais, récits de voyage) élabore, croise et confronte discours et représentations « méditerranéens » : on y découvre une constellation d’images et d’idées en permanente évolution, où les mêmes lieux communs peuvent se trouver recyclés dans des visées très diverses. Une constante s’impose cependant : à partir de la conquête de l’Algérie, le fait colonial cristallise la charge impérialiste restée jusque-là sinon virtuelle, du moins désactivée dans les figurations de l’Orient comme berceau de la civilisation judéo-chrétienne. Fausse évidence et vraie question, la Méditerranée du XIXe siècle constitue un dispositif hétérogène, un bricolage sans cesse remanié, dont l’efficacité cognitive et la portée pragmatique sont inséparables de leur contexte d’énonciation. D’où la nécessité de comprendre l’invention littéraire de la Méditerranée par les textes mêmes qui la constituent. »
[Compte rendu de lecture]
En écho à L’invention scientifique de la Méditerranée, fruit d’une recherche collective publié il y a près de quinze ans, ce livre interroge la façon dont les hommes de lettres ont eux aussi contribué à forger le concept de Méditerranée. Il rassemble douze textes dont les auteurs s’inscrivent dans le champ des études littéraires – hormis Daniel Nordman, qui avait été l’un des maîtres d’œuvres de la première enquête. Le corpus envisagé est large et multiforme : à côté de chefs d’œuvres fondés sur une expérience du voyage – ceux de Chateaubriand (1811) et de Lamartine (1835) –, il comprend des fictions – comme le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki (1810, mais inédit en français avant le XXe siècle) –, ainsi que des chansons ayant trait à l’Algérie, des essais historiques et politiques, ou encore une littérature plus composite faite de carnets, de correspondances, de récits et de souvenirs (à propos de la guerre de Crimée). Il est vrai que, dans la première moitié du XIXe siècle, les hommes de lettres sont souvent engagés dans la diplomatie et l’action politique, et qu’il leur est naturel de donner à leurs analyses sociales et historiques une forme littéraire – ce que met bien en évidence Philippe Régnier à propos du Système de la Méditerranée de Michel Chevalier, dont la forme narrative et la force poétique, en même temps que le choix d’un quotidien, Le Globe, comme premier support de publication, ont pour but d’augmenter l’impact du texte et d’en élargir le public.
Les trois parties obéissent à une organisation thématique et chronologique : les textes analysés dans la première, « La Méditerranée des voyageurs », ont été publiés dans les deux premiers tiers du siècle, quand la deuxième, « Fictions et représentations », traite d’une production embrassant l’ensemble du siècle et la troisième, « Savoirs et pouvoirs », d’ouvrages publiés après 1830. De façon générale, le début du XIXe siècle, qui permet d’observer les premiers signes d’une définition de la Méditerranée comme entité, et le tournant des années 1830, qui permet de repérer les interactions possibles avec la prise d’Alger, occupent une place importante. On peut ainsi constater que, malgré l’image prépondérante d’un Occident (chrétien) confronté à l’Orient (musulman), l’idée d’une unité méditerranéenne est très tôt présente dans la littérature du siècle. Si les occurrences du mot Méditerranée sont rares dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, s’y dessine cependant une unité culturelle qui comprend, en matière d’architecture, des éléments égyptiens et arabes – quand le monde turc reste un repoussoir (Alain Guyot). La Méditerranée, restée longtemps pour Chateaubriand un espace purement littéraire, par opposition à l’océan de son enfance, constitue cependant avant tout une frontière, à la fois passage et barrière : c’est la conclusion de Jean-Marie Roulin, fondée sur une lecture des Martyrs (1809) et des Aventures du dernier Abencérage, publiées à la veille du blocus d’Alger. Blanca désirerait qu’Aben-Hamet, exilé à Tunis, revienne à Grenade : mais elle ne conçoit ce retour que comme celui d’un converti. C’est le désir de réaffirmer une unité méditerranéenne chrétienne qu’exprime l’ouvrage.
Corinne Saminadayar-Perrin, dans son utile introduction générale, met en avant deux conceptions dont le succès a pu freiner le développement d’une représentation de la Méditerranée comme unité : la définition d’une littérature du Midi opposée à une littérature du Nord, formulée en 1800 par Germaine de Staël, et la notion de civilisation européenne, développée par François Guizot. Ces conceptions ont cependant été l’objet de relectures. Comme le démontre de façon très convaincante Christine Pouzoulet, Mme de Staël corrige elle-même dans Corinne sa première appréciation négative de la littérature italienne, où elle voyait l’expression d’un peuple du Midi à qui la méditation aurait été inconnue – soleil et volupté ne suscitant que l’imagination, comme en Orient. L’Italie apparaît désormais capable de dépasser ces déterminations en s’ouvrant aux littératures du Nord (c’est le projet repris dans son célèbre article sur l’utilité des traductions, publié à Milan en 1816), ce qui permettra sa renaissance politique et culturelle. Reste à savoir si ce modèle a fait l’objet d’une reprise à l’échelle de la Méditerranée.
Chez Guizot, la civilisation européenne se définit contre Carthage et l’Orient musulman. Pour Michelet, qui lui doit beaucoup, la Méditerranée reste un espace de conflit, des guerres puniques aux croisades. Mais elle incarne aussi « la pensée moderne de l’universalité », la civilisation ayant progressivement marché d’Orient en Occident – c’est en son centre que sont nés Virgile, Dante et Vico. Exempt de tout déterminisme géographique ou racial, Michelet donne cependant une lecture désenchantée de l’histoire méditerranéenne, que Corinne Saminadayar-Perrin propose de relier à l’actualité politique de la conquête d’Alger – ce qui reste à prouver. C’est aussi l’universalité, qui se révèle à travers la diversité des mœurs, qui caractérise la Méditerranée de Potocki, carrefour de cultures et berceau de l’individu. Méditerranée en l’occurrence terrestre plutôt que maritime : c’est en effet la traversée de la Sierra Morena qui met à l’épreuve le héros, et l’oblige à s’interroger sur la nature de l’homme (Emilie Klene). Étudiant les frontières de l’Orient et de l’Europe chez les voyageurs romantiques, Franck Laurent montre qu’elles se composent de zones autant que de lignes, et d’espaces continentaux autant que de rivages, l’Espagne fortement orientalisée s’opposant à l’Italie qui l’est peu, tandis que la Grèce contemporaine tend au « non-lieu, dont le seul être est de mémoire ". ( Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage, 1750-1840, Paris, Flamma (...))
En étudiant « La Méditerranée comme objet scientifique au XIXe siècle », Daniel Nordman souligne qu’à travers des analogies, des comparaisons et l’élaboration de systèmes transcontinentaux, les savants légitiment l’intégration de l’Algérie à la France. Mais les projets coloniaux français en Méditerranée inscrivent aussi leur marque dans les écrits littéraires. L’enquête lexicographique de Sarga Moussa sur le Voyage en Orient de Lamartine révèle une Méditerranée qui permet à la fois de rêver à une abolition des frontières entre l’homme et son créateur – mais n’est-ce pas alors une définition commune à tout rivage, inscrite dans une tradition ancienne? – et de projeter la réalisation d’une action colonisatrice, consécutive à l’effondrement attendu de l’empire ottoman. Le corpus des textes publiés à l’occasion de la guerre de Crimée, qu’analyse, dans une langue malheureusement pesante, Édouard Galby-Marinetti, présente la Méditerranée comme un espace où il est naturel que la France exerce sa souveraineté, tandis qu’elle serait un espace de conquête pour la Russie. Élisabeth Pillet, dans son travail sur les chansons, met en évidence qu’après l’instauration d’une censure en 1850, le bien-fondé de la conquête de l’Algérie n’est désormais plus mis en cause. La possibilité nouvelle de s’exprimer librement après 1880 ne s’accompagnera pas d’un renouveau de la chanson contestataire. Les romans et essais de Paul Adam (1862-1920), qui exaltent un type méditerranéen, en accord avec l’anthropologie physique de Giuseppe Sergi, contre celle de Vacher de Lapouge, rejoignent selon Sarah el Matary une politique coloniale républicaine qui jugeait possible de régénérer les « races déchues » et de les réintégrer dans la civilisation. Ils se seraient ainsi ouvert un lectorat plus large que celui de Louis Bertrand, pour qui la Méditerranée excluait la « prétendue civilisation arabe ».
Sans qu’elles soient étudiées pour elles-mêmes ici, se dessinent des continuités entre les conceptions de la Méditerranée qui émergent dans la littérature française au XIXe siècle et l’humanisme méditerranéen qui s’y affirme dans les années 1930, par exemple chez Valéry, Audisio et Camus. Les conceptions développées au XIXe siècle sont restées en partie agissantes, comme en témoigne aussi la postérité du Système de la Méditerranée de Chevalier, aujourd’hui encore utilisé par les promoteurs d’une union euro-méditerranéenne. Analysant des textes qui ne sont plus guère lus que par des spécialistes, reconstituant et rétablissant la portée historique de débats littéraires, historiographiques et politiques souvent oubliés, ce livre contribue à une prometteuse histoire littéraire de la Méditerranée, ouverte à l’histoire culturelle.
in Alain Messaoudi, « Corinne SAMINADAYAR-PERRIN [dir.], L’invention littéraire de la Méditerranée dans la France du XIXe siècle », Revue d'histoire du XIXe siècle, 47 | 2013, 235-237.
Titre
L'Invention littéraire de la Méditerranée dans la France du XIXe siècle
Créateur
Éditeur
Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris/Montpellier
Date
01/06/2012
Langue
Couverture temporelle
Format
264 pages
ISBN-13 : 978-2705338565
Droits
Non libre de droits