Description

Cette marine propose deux sources de lumière dans une nuit profone: à gauche, la pleine lune à la hauteur des mâts d'un grand voilier. Elle illumine les nuages et se reflète sur la surface calme de la mer. Plusieurs voiliers, à des distances variées, arrivent ou s'éloignent du port. Malgré l'heure tardive, le quand est encore assez abîmé. Un pêcheur, quelques personnes assises ou en conversation. Le tableau pourrait aussi bien s'arrêter là. Mais il s'étend vers la droite et montre un petit promontoire supportant une maison de style neoclassique plongée, comme la plus grande partie du tableau, dans l'obscurité. Au premier plan, à côté du quai et au pied du promontoire, un groupe se serre auprès d'un feu dans lequel est plongé une marmite: seconde source de lumière du tableau, attiré ainsi par deux pôles : la lune froide et lointaine qui domine la mer, le feu qui réchauffe et nourrit les Terriens. De nombreux détails rendent le tableau tout aussi intéressant de près : un chien aboit, un homme dort sur une ancre abandonnée, des personnages regardent les navires partir depuis le promontoire, les pêcheurs rangent leur filet. Le pêcheur au premier plan semble être une clé du tableau : bien visible grâce à la lumière de la lune, il relie avec sa canne à pêche les deux côtés d'un petit chenal. Debout, il atteint presque les navires éloignés avec sa tête.

[Extrait de ESPACES VISIBLES ET INVISIBLES : LE MIROIR DANS LA PEINTURE FRANÇAISE DES XVIIe – XVIIIe SIÈCLES Dóra Ocsovai http://ostium.sk/language/sk/espaces-visibles-et-invisibles/]

Le miroir naturel

En tout état de cause, il faut rappeler le fait que les miroirs, « ces objets trop civilisés, trop maniables, trop géométriques »[  BACHELARD, G. : L’Eau et les rêves. Paris : Corti, 1979, p. 32.], ne sont pas l’unique source de réflexion dans l’art pictural. La perception illusoire se trouvera, de la même manière, explicitée par l’usage d’un miroir « naturel » : celui de la surface de l’eau. On se permet donc de distinguer des miroirs « artificiels » ou fabriqués et des miroirs « naturels ». L’étendue calme de l’eau naturelle peut agir identiquement – comme en témoigne l’expression « le miroir d’eau » –, bien que le reflet qu’il donne soit plus flou, plus vague et peut, ainsi, encore plus explicitement déformer l’image du sujet. Gaston Bachelard décrit l’utilité psychologique du miroir des eaux dans son ouvrage L’Eau et les rêves.

D’après sa conception, « l’eau sert à naturaliser notre image, à rendre un peu d’innocence et de naturel à l’orgueil de notre intime contemplation »[  Ibid.]. L’idée de la contemplation du miroir d’eau s’est liée, au cours de l’histoire de l’art, au sujet mythologique de Narcisse, émerveillé à la vue de son portrait miroitant dans l’eau, dont est né un sujet pictural allégorique fréquent des XVIIe et XVIIIe siècles. La toile de François Lemoyne [LEMOYNE, F. : Narcisse, 1728. Hambourg, Kunsthalle], datant de la première moitié du XVIIIe siècle et portant ce même titre, Narcisse, fait allusion à ce complexe, à « l’amour de l’homme pour sa propre image, tel qu’il se reflète dans une eau tranquille »[  BACHELARD, G. : Op. cit., p. 32.]. Bachelard le définit comme un état d’âme où la personne qui se contemple voit sa beauté continuer sur la surface de l’eau. L’image réfléchiesera unie à la réalité de l’espace pictural. Le centre du monde pour Narcisse sera son reflet dans l’eau, qui se trouve aussi au centre de la composition chez Lemoyne. Aux yeux du psychanalyste, cette substance de l’eau naturelle, à la différence du miroir-objet – jugé trop rigide, trop stable – assure une imagination ouverte, plus flexible et rend possible une idéalisation. Le genre pictural pourtant, dû à la liberté de l’artiste, assure une interprétation indépendante, que nous pouvons découvrir sur les miroirs-objets peints du XVIe siècle, déjà cités en référence, où cet outil permet un jeu d’embellissement de la personne qui se mire dedans. L’eau calme par excellence, le lac, rend possible la contemplation de soi dans la nature. Cette étendue aquatique, quasi immobile, agit comme un miroir surdimensionné. Pour recourir aux mots de Roger de Piles, « elle nous sert d’un miroir fidèle pour multiplier tous les objets qui lui sont opposés, et dans cet état de repos lui donnent encore plus de vie que lorsqu’elle est dans sa plus grande agitation »[  PILES, R. de : Cours de peinture par principes. Paris : Arkstée&Merkus, 1767, p. 175.].
Quant au siècle des Lumières, la surface lisse lacustre était souvent caractérisée par une expression qui fait allusion à l’interprétation antique du miroir : l’œil du paysage.

Titre

La nuit ; un port de mer au clair de lune

Éditeur

Musée du Louvre, Paris (FR). Salon des artistes français, Paris, 1773

Date

1771

Format

huile sur toile, 98 cm x 164 cm

Droits

Non libre de droits