Description

[Extrait]
«Ils ont tous filé, semblables à une bande d'oiseaux migrateurs», écrit en 1905 le critique d'art Louis Vauxcelles. Originaires du Nord - de la France ou de l'Europe - nombreux sont en effet les peintres à se poser dans le Sud, à partir des années 1850. Ceux qu'exaltaient les ciels capricieux de l'Ile-de-France ou de la Normandie découvrent alors les rivages méditerranéens et leurs incroyables couleurs. «C'est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue», s'exclame Cézanne installé à l'Estaque. Les riches malades fréquentaient déjà, pour la douceur de son climat, cette côte enchanteresse, «cimetière fleuri de l'Europe aristocratique», selon Maupassant. Des écrivains se plaisaient aussi à en vanter la beauté. «Je n'avais jamais rien rêvé de pareil», confie George Sand, se remettant d'une typhoïde près de Toulon.

En annexant à leur tour le littoral, les Monet, Renoir, Matisse, Braque, Derain, Munch comprennent qu'ils ont à portée de PLM (la ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Marseille nouvellement aménagée) un territoire insoupçonné d'expérimentations chromatiques. Oubliés, les traditionnels voyages vers l'Italie ou l'Orient. A nouveau décor nouvelle peinture. A l'Estaque, Collioure, Saint-Tropez, Antibes ou Monaco, les peintres vont, durant un demi-siècle, planter leur chevalet, se croiser, se rencontrer, s'inviter, s'entraîner, s'encourager et travailler parfois sur le même motif. Certains s'y établiront définitivement et y finiront leurs jours. De ce corps-à-corps avec le soleil va naître la modernité.

Ports, golfes et calanques, pins parasols, palmiers luxuriants, marchés et villages ensoleillés... En 90 toiles, l'exposition du Grand Palais, placée sous le sceau de l'hédonisme, fait revivre le mythe méditerranéen. En ouverture, Françoise Cachin, directrice des Musées de France, commissaire de l'exposition, a choisi Courbet. Parce qu'il fut le premier à découvrir la Méditerranée, sans allusion antique, sans pittoresque exotique. Durant l'été 1854, il vient à Montpellier, un peu contraint, sur l'invitation du collectionneur Alfred Bruyas. Il ne sera pas déçu. «La mer me donne les mêmes émotions que l'amour.» Bord de mer à Palavas est l'une des toiles qu'il réalise alors, un petit format simple: juste trois plans, la plage, la mer et le ciel. Au milieu: une silhouette minuscule salue l'immensité marine, comme en un geste de défi. Prémonition? Qui sait. Car c'est bien en réalité ce dont il s'agit. Si les artistes qui arriveront dans le Midi après Courbet sont enthousiasmés, ils sont également effrayés: par la lumière - éblouissante - par le soleil - implacable - par les couleurs - éclatantes. Ils surmonteront les difficultés, à coups d'audaces.

Cézanne semble le véritable moteur de cette transhumance vers le sud. Premier à quitter les terroirs de l'impressionnisme, le maître d'Aix retourne au pays dans les années 1870. Il retrouve avec délice les sites de sa jeunesse et s'installe à l'Estaque, village situé à une encablure de Marseille (lire l'encadré page 131). Il éprouve bientôt quelques tourments: «Le soleil est si effrayant qu'il me semble que les objets s'enlèvent en silhouettes, non pas seulement en blanc ou en noir, mais en bleu, en rouge, en brun, en violet.» Ses tableaux, nombreux, en sont le vibrant témoignage: collines, mer, rochers sont exécutés en larges à-plats colorés. Ils annoncent le cubisme. Vers l'année 1905, la nouvelle génération - Braque, Friesz, Derain - partant sur les traces du maître, viendra méditer la leçon...

C'est en allant voir Cézanne, en 1883, dans sa Provence natale, que Renoir et Monet décident d'explorer la Côte d'Azur, à la recherche de motifs. Hyères, Saint-Raphaël, Monaco... ils font une excursion dans l'inconnu, qui les mènera au-delà de Menton, jusqu'à Bordighera, station balnéaire de la Riviera. Enchantement de Renoir: «Tout est superbe. Des horizons dont on n'a aucune idée. Ce soir les montagnes étaient roses.» «Malheureusement, écrit-il, notre pauvre palette ne répond pas.» Ravissement de Monet, qui loue «l'air féerique» du pays. Dans son enthousiasme, ce dernier reviendra seul, peu après, travailler à Bordighera, réputée pour la luxuriance de sa végétation et l'exotisme de ses palmiers. Dans le jardin Moreno, «paradis terrestre» selon lui, et aussi dans la vallée de Sasso voisine, Monet pose ses pinceaux. Et utilise des teintes inhabituelles: «Flamme de punch et gorge-de-pigeon.» Il ajoute: «Je suis épouvanté des tons qu'il me faut employer, j'ai peur d'être bien terrible, et cependant je suis en dessous... Il faudrait une palette de diamants et de pierreries.»

Chaque fois, les mêmes émerveillements et les mêmes inquiétudes, les mêmes découragements. L'expérience de Collioure, autre haut lieu de l'avant-garde, n'échappe pas à la règle (lire l'encadré ci-dessous). Dans le petit port catalan, Derain et Matisse se livrent côte à côte, en 1905, à une recherche fiévreuse de la couleur, pour mieux «décharger de la lumière». «Un travail affolant», se plaint Derain. Se laissant envahir par les sensations, ils y trouvent une liberté nouvelle. Sous leurs pinceaux, la palette explose. C'est «l'épreuve du feu», se rappellera Derain. Ainsi va naître le fauvisme, tout en mosaïques de tonalités exacerbées.

Bonnard ne réagit pas différemment, lorsque, sur l'invitation de Manguin (de la bande des «fauves»), il se rend à Saint-Tropez. Lors de ce séjour de 1909, l'homme du Dauphiné reçoit «un coup des Mille et Une Nuits». Il se dit en même temps «troublé par la couleur». Mais, à l'opposé des convulsions fauves, la magie méridionale lui inspire des ambiances solaires et délicates. A l'image de cette vue du Port de Saint-Tropez, que l'on découvre à travers une trouée encadrée de deux maisons aux murs jaunes.

Dans cette lumière méditerranéenne qui intensifie les contrastes et embrase les couleurs - jusqu'à «l'invraisemblance», craignait Monet à Bordighera - la mer peut devenir émeraude, les rochers violacés et les arbres bleutés. A moins que les flots ne virent au mauve, les troncs à l'orangé et les montagnes au rose. On mesure là toute la différence avec l'impressionnisme, encore empreint de réalisme. Libérés des entraves de la ressemblance, les peintres des horizons méditerranéens revendiquent pour leur part la primauté de la sensation - et le droit à la sensualité - au détriment de la perception.

Ce qui explique la diversité des regards portés. Aux audaces chromatiques d'un Derain ou d'un Matisse croquant les paysages enflammés de Collioure répondent les stridences d'un Vallotton, représentant des mimosas en fleur dans une rue de Cagnes écrasée de chaleur, où les ombres se découpent sur le sol. Et encore les visions de Munch. A Nice, qu'il décrit comme la «ville de la joie, de la santé et de la beauté», le Norvégien figure, à la façon glacée des Nordiques, une plage ainsi que la Promenade des Anglais «vibrante au soleil de midi». Il est amusant de penser que Munch a conçu, ici même, son fameux Cri.

La Méditerranée ne se résume pas pour autant à la violence des couleurs. Ces lieux azuréens inspirent à de nombreux peintres quelques rêveries arcadiennes. Ainsi de L'Air du soir, que signe Cross en 1893, lors d'un séjour varois. On y voit des femmes, vêtues de tuniques, dispersées dans une pinède qui dégringole vers la mer. Figées dans des attitudes contemplatives, elles semblent les héroïnes d'une ode au bonheur. Dans la foulée, Signac l'anarchiste peint Au temps d'harmonie, que lui dicte la douceur tropézienne (lire l'encadré ci-contre). Cette monumentale composition, conservée à la mairie de Montreuil, exprime son idéal de société libertaire. Matisse s'en souviendra lorsqu'il exécutera à son tour, en 1904, Luxe, calme et volupté, mais il apportera une touche sensuelle à cette vision idyllique, en intégrant dans un paysage des nus féminins aux formes voluptueuses.

L'Antiquité ne cesse de hanter également ces rivages. Ils sont, pour Maurice Denis, prétexte à évocation de scènes mythologiques. Comme dans Eurydice, où le drame se déroule dans l'atmosphère ensoleillée d'une pinède. Fréquentant depuis son enfance les contrées du Sud, Picasso se dit lui aussi habité: «C'est bizarre, à Paris, je ne dessine jamais de faunes, de centaures ou de héros mythologiques... On dirait qu'ils vivent ici.» Dans La Flûte de Pan, les jeunes hommes en maillot de bain qui se dressent sur fond de mer d'Antibes remémorent la Rome antique.
L'éblouissement méditerranéen durera jusqu'aux années 1920-1930. Même si certains artistes s'y installent, comme Picasso, Bonnard ou Matisse, la magie de la Côte, lieu féerique et inspirateur, avait cessé d'opérer, à cause du développement du tourisme, sans doute. Le cubisme est également passé par là, ainsi que l'abstraction. Et la nouvelle génération ne s'intéresse plus guère au paysage. La toile signée Matisse "Porte-Fenêtre à Collioure"fait écho aux autres portes et fenêtres exécutées par Marquet ou Bonnard, ouvertes sur de somptueux décors. Une différence: le tableau de Matisse, aux marges de l'abstraction, montre une embrasure désespérément noire.

Titre

La muse Méditerranée

Éditeur

Archives, L'EXPRESS
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Date

28/09/2000

Langue

Sujet

Méditerranée

Droits

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