Description

[Extrait]
Au XIXe siècle, c'est l'unité biogéographique du monde méditerranéen qui, la première, a frappé les savants de l'expédition d’Égypte et de grands voyageurs comme Karl Ritter, Alexandre de Humboldt et plus tard le géographe Élisée Reclus. Ils voyaient dans cette mer intérieure l'épicentre d'une région naturelle faisant contraste avec les déserts du sud et de l'est, tout comme avec les paysages atlantiques et continentaux de l'Europe. Au XXe siècle, la Méditerranée a suscité d'autres tentatives de synthèse comme, en France, celles de l'historien Fernand Braudel, ou encore du géographe Claude Parain : elles appréhendaient le monde méditerranéen comme un espace de contact entre l'Europe, l'Orient et l'Afrique, insistant tantôt sur un fond commun civilisationnel, tantôt sur les échanges et les multiples métissages. [...]

Un air de famille
Malgré la difficulté croissante à fonder une culture méditerranéenne sur une substance commune, rares sont les auteurs qui se proposent d'abandonner là la partie. La plupart s'attachent à en réformer les règles et à en dénoncer les défauts de réalisation. Henk Driessen, par exemple, souligne la coupure croissante entre les études sur les rives nord de la Méditerranée (nombreuses) et le reste, Afrique du Nord et Proche-Orient (moins nombreuses), coupure liée à l'hégémonie des premières et à la faiblesse des échanges avec les universitaires locaux. Ce dont témoigne, malheureusement, la table des matières du présent volume. Cette situation, aussi politique qu'académique, ainsi que le développement de thématiques postmodernistes (sur le métissage, la mondialisation culturelle) contribuent à disqualifier la notion même d'aire culturelle. Quant aux bases sur lesquelles l'unité des recherches méditerranéennes pourrait se reconstruire, elles dépendent de ce qui, une fois l'eau du bain jetée, pourrait être gardé. C. Bromberger et Jean-Yves Durand ne renoncent pas à l'idée que les sociétés du pourtour méditerranéen présentent un "air de famille", dont les traits ont été définis plus haut. Mais, plutôt que de s'acharner à en définir la substance ou, au contraire, à la déconstruire, ils suggèrent de traiter leurs variations comme autant d'instruments de différenciation, replacés sur le fil d'une longue histoire de voisinage, de cohabitation et de conflits. Maintenu en arrière-plan, cet air de famille offre, écrivent-ils, "matière à un comparatisme à bonne distance". On reconnaît là une posture théoriquement modeste, mais ethnographiquement féconde, bien illustrée par le cas de l'alimentation étudié par Marie-Hélène Sauner-Leroy. La cuisine méditerranéenne, explique-t-elle, ne présente pas d'autre fonds commun que la prépondérance du pain, des bouillies et des céréales. Pour le reste, elle est l'objet d'infinies variations, éventuellement porteuses d'identité : l'horreur du porc est commune aux juifs et aux musulmans, celle du sang aussi, mais cette dernière est partagée par les chrétiens orientaux. Partant d'un tout autre point de vue, Michael Herzfeld assigne un autre objectif à la communauté des méditerranéistes. Pour lui, il n'existe pas de proposition qui ne soit un "point de vue d'acteur". Ce qui veut dire que tout appel à une identité "méditerranéenne" est une façon de se placer soi-même dans le jeu contemporain des identités religieuses, nationales, régionales et, au bout du compte, politiques qui existent localement et mondialement. Les anthropologues eux-mêmes n'échappent pas à ce jeu. Il s'en suit que la recherche d'une définition de l'honneur reste vaine, mais que le concept existe pour ceux qui, au nom de leur "méditerranéité", s'en réclament."

Collection

Documents Mer

Titre

La Méditerranée et l'eau du bain

Éditeur

Sciences humaines (Périodique)

Date

2002

Langue

Droits

Non libre de droits