Description

[Résumé]
Pour les auteurs de la modernité littéraire, la Méditerranée est au centre d’une réflexion sur la conscience européenne au moment où celle-ci connaît une crise radicale sous l’effet des modernisations forcenées, du colonialisme et des guerres de la première moitié du XXe siècle. Cependant, la Méditerranée qu’ils décrivent ne figure plus comme civilisation modèle, ou du moins pas sans réserve, et ils n’en font pas non plus le centre d’une société planétaire globale. Ils dressent en effet une dernière fois l’inventaire culturel de la Méditerranée et se détachent, chacun à sa manière, de la conception normative d’un classicisme et d’un humanisme dont le Sud serait seul détenteur. Néanmoins, si la modernité littéraire remet radicalement en question l’héritage méditerranéen et réorganise la géographie culturelle de la Méditerranée, la relation au Sud constitue toujours un des éléments déterminants pour penser l’Europe. Le présent article conceptualise cette relation comme une confrontation avec un centre vide.

[Extrait]
La philologie, l’histoire culturelle et l’histoire de l’art font de la Méditerranée le lieu philosophique par excellence de l’Europe et la rendent compréhensible comme ordre symbolique par l’analyse de ses composantes, de ses structures et des forces qui la traversent. La profondeur de champ de ce « paysage spirituel », son Histoire et ses histoires, son iconographie et sa réalité n’ont pas fini de nous donner à penser – et pourtant nous ne pouvons plus y puiser pour proposer une nouvelle politique européenne, comme ce fut encore le cas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans L’Empire Latin, un mémorandum écrit pour le ministère des Affaires étrangères français, Alexandre Kojève évoque l’idée d’un empire catholique latin, à réactualiser comme forme d’organisation politique de l’espace méditerranéen, dont les valeurs spirituelles lui semblent encore actuelles. Ce qui fait la spécificité de l’Europe et la distingue du reste du monde, selon Kojève, c’est sa mentalité esthétique, caractérisée par le « sens profond de la beauté », le sentiment « de la juste mesure », par « l’art des loisirs » et une « aptitude à créer cette “douceur de vivre” ». Derrière ce potentiel de « perfection » de la latinité s’ouvre pour Kojève l’horizon d’une nouvelle humanité : « Avant de s’incarner dans l’Humanité, le Weltgeist hégélien, qui a abandonné les Nations, séjourne dans les empires ».
[...] Mais tous ces fantasmes de monarchie universelle et ces certitudes quant à l’homogénéité européenne n’étaient-elles pas déjà bien fragiles à l’époque de Borchardt et de Kojève ? Au début du XXIe siècle du moins, nous nous sommes défaits depuis longtemps du primat d’un esprit absolu élaboré dans la Grèce antique et de l’organisation eurocentriste du monde. L’Antiquité méditerranéenne, les généalogies chrétiennes ou classiques et les formes de leur survivance ne sont plus à l’origine de nos lois. La Méditerranée est aujourd’hui telle un « centre vide »9. Vide, parce que ses signes ne sont plus porteurs d’essences – au sens où la langue grecque transportait encore pour Snell la pensée scientifique –, mais ouvrent sur une multitude de références. La Méditerranée reste un centre parce que, sans elle, il n’existe aucune « langue » qui permette de penser cela. Vide, ce centre l’est aussi dans une perspective de géographie culturelle : le « paysage spirituel » de la Méditerranée que le bateau de Godard traverse est un radeau temporel dans la mer mondiale de la société globalisée, or on ne peut pas penser celle-ci à partir du bassin méditerranéen, comme le croyait encore Warburg. Cependant son regard à lui aussi se portait déjà au-delà de l’Atlantique, vers les États-Unis, lorsqu’il discernait dans le trafic aérien moderne et dans les communications télégraphiques un danger pour « l’espace de la pensée » [Denkraum] ; tous deux réduisent en effet le recul nécessaire à celui-ci comme seule la pensée magique en est capable. Avec la technicisation du monde et ses dynamiques de modernisation, c’est la possibilité même d’une Europe culturellement centrée et ancrée qui se perd, telle que la conçoit Kojève en procédant à une sorte de tranlatio imperii de Rome à Paris.
Cette nouvelle configuration de la Méditerranée est déjà reconnaissable dans les tableaux de Paul Klee reproduits dans notre anthologie. Leur réduction formelle dénote une prise de distance marquée avec la tradition. Leur Sud n’est pas celui d’une esthétique néoclassique, mais ce n’est pas non plus celui de l’explosion de couleurs que l’on trouve dans les aquarelles orientalisantes du voyage en Tunisie. Comparées à ces tableaux qui répondent à l’expérience d’une lumière étincelante, les représentations de la Méditerranée que nous avons retenues paraissent presque sobres. Aucune trace de temples, de colonnades ou de statues dans ces tableaux. L’imagination de Klee se fixe sur les lignes de la côte, les silhouettes des bateaux et la texture des ports, et pour finir s’attache à des lignes et des structures qui, dans la complexité de « Welthafen » (1933) par exemple, ne connaissent plus de point de fuite.
C’est justement en tant que « centre vide » que la Méditerranée reste un lieu d’interpénétration réflexive et c’est en cela qu’elle est compréhensible. C’est en définitive l’espace même de l’intellectualité, une structure philosophico-artistique, que Godard fait surgir avec Film Socialisme, en concevant, dans l’espace méditerranéen où se négocie l’identité européenne, un monde fait du montage d’images et de citations philosophiques, du son de plusieurs voix et de musique. « No comment » – le dernier commentaire de Godard est une contradiction dans les termes, et ce paradoxe est justement l’expression d’une critique radicale. Il contredit – comme le montage vidéo dans son ensemble – les oracles de la Bourse globale et du capitalisme financier qui allaient proclamer la fin de l’Europe du Sud peu après la sortie du film en 2010. Film Socialisme affirme cet espace comme celui de l’hétérogénéité de l’héritage européen et de l’assimilation intellectuelle, l’espace d’une position esthétique et d’une attitude critique, un espace de culture symbolique sans lequel il n’y aurait ni participation, ni compréhension.

Titre

La Méditerranée et la modernité littéraire

Titre Alternatif

in « Centre vide. La Méditerranée et la modernité littéraire »

Éditeur

Revue "Babel," 32, pp. 281-312.

Date

2015

Format

p. 281-312

Droits

Non libre de droits