La Mort heureuse
Description
[Extrait]
"Il lui fallait maintenant s'enfoncer dans la mer chaude, se perdre pour se retrouver, nager dans la lune et la tiédeur pour que se taise ce qui en lui restait du passé et que naisse le chant profond de son bonheur. Il se dévêtit, descendit quelques rochers et entra dans la mer. Elle était chaude comme un corps, fuyait le long de son bras, et se collait à ses jambes d'une étreinte insaisissable et toujours présente. Lui, nageait régulièrement et sentait les muscles de son dos rythmer son mouvement. A chaque fois qu'il levait un bras, il lançait sur la mer immense des gouttes d'argent en volées, figurant, devant le ciel muet et vivant, les semailles splendides d'une moisson de bonheur. Puis le bras replongeait et, comme un soc vigoureux, labourait, fendant les eaux en deux pour y prendre un nouvel appui et une espérance plus jeune. Derrière lui, au battement de ses pieds, naissait un bouillonnement d'écume, en même temps qu'un bruit d'eau clapotante, étrangement clair dans la solitude et le silence de la nuit. A sentir sa cadence et sa vigueur, une exaltation le prenait, il avançait plus vite et bientôt il se trouva loin des côtes, seul au coeur de la nuit et du monde. Il songea soudain à la profondeur qui s'étendait sous ses pieds et arrêta son mouvement. Tout ce qu'il avait sous lui l'attirait comme le visage d'un monde inconnu, le prolongement de cette nuit qui le rendait à lui-même, le coeur d'eau et de sel d'une vie encore inexplorée. Une tentation lui vint qu'il repoussa aussitôt dans une grande joie du corps. Il nagea plus fort et plus avant. Merveilleusement las, il retourna vers la rive. A ce moment il entra soudain dans un courant glacé et fut obligé de s'arrêter, claquant des dents et les gestes désaccordés. Cette surprise de la mer le laissait émerveillé. Cette glace pénétrait ses membres et le brûlait comme l'amour d'un Dieu d'une exaltation lucide et passionnée qui le laissait sans force. Il revint plus péniblement et sur le rivage, face au ciel et à la mer, il s'habilla en claquant des dents et en riant de bonheur."
Dans ce roman de jeunesse, Camus évoque le simple bonheur d'un bain de mer.
Le nageur est assailli par des sensations contraires qui l'émerveillent : à la chaleur du premier contact, s'oppose le "courant glacé" qui pénètre ses membres et cette sensation tactile reste agréable. La sensation visuelle est aussi mise en jeu, on voit "des gouttes d'argent en volées" soulevées par le nageur, on entend "un bruit d'eau clapotante, étrangement clair", sensation auditive que met en valeur le silence.
Sensations visuelle et tactile se confondent dans l'expression "la lune et la tiédeur", créant une fusion, une harmonie des éléments entre la mer et le ciel.
La mer, personnifiée, devient une entité emplie de vie : décrite comme une femme, "chaude comme un corps", le nageur est attiré irrésistiblement par "le coeur d'eau et de sel d'une vie inexplorée". Le nageur prend conscience, dans cette union avec la mer, de son propre corps. Il atteint une plénitude de sensations et perçoit ses mouvements avec une acuité nouvelle. Conscient de sa force, il éprouve une exaltation à sentir la cadence régulière de ses mouvements, il ne peut résister à l'envie d'aller toujours plus vite, il va jusqu'au bout de ses forces, jusqu'à se sentir "merveilleusement las." La joie, le bonheur naissent alors de la communion avec la mer qui permet d'oublier les contingences du monde et du passé.
Les oxymores viennent souligner la force de l'exaltation, à la fois "lucide et passionnée", la sensation glaciale qu'éprouve le nageur s'opposant à la brûlure de la mer : on retrouve les images traditionnellement associées à l'amour : feu et glace, plaisir et souffrance, ici dévolues à la mer.
La plénitude de l'instant se traduit aussi dans des images symboliques : celles du semeur, du laboureur qui récolte une moisson de bonheurs. Cette plongée dans la mer devient régénératrice : le nageur aspire à s'enfoncer dans la mer, à s'y perdre pour s'y retrouver : l'antithèse montre que cette communion de l'homme avec la nature lui permet de se libérer du poids de la vie pour retrouver son authenticité.
L'homme puise, dans la mer, une nouvelle force qui le régénère.
Le nageur ressent la tentation de l'inconnu, le besoin de plonger et de s'effacer dans un monde nouveau comme s'il souhaitait prolonger et éterniser un moment de bonheur. Cependant, cette tentation de s'abandonner à la mer est à peine esquissée et le bonheur, la joie du corps l'emportent sur tout le reste.
Ce texte en prose confine au poème : images, oxymores, rythmes binaires et ternaires confèrent à cet extrait une harmonie qui traduit la plénitude des sens.
Le rire du nageur, à la fin du texte, associé aux dents qui claquent, montre toute l'ambivalence de la vie humaine partagée entre rires et angoisses, tourments et bonheurs.
Titre
La Mort heureuse
Créateur
Éditeur
Paris, éditions Gallimard, coll. « Folio », (1971), 2010.
Langue
Couverture temporelle
Droits
Non libre de droits