Description

[Résumé]
Les pratiques artistiques urbaines qui composent la vaste constellation du street-art sont aujourd’hui durablement inscrites dans les rues marocaines. Ces interventions visuelles colorées, imprévisibles et mouvantes interrogent les façons d’appréhender l’espace public marocain. Se tenant à la lisière du tolérable, du légitime et du colonial, le street-art au Maroc se caractérise par l’oscillation incessante qu’il instaure entre pratique subversive et pratique subvertie, entre art vandale et art vendu, entre revendication postcoloniale et praxis dominée — sans que rien ne laisse présager de ce qui l’emportera sur l’autre. En conviant à une réflexion transdisciplinaire inspirée de la science politique, de la sociologie politique, de l’esthétique critique et des cultural studies, cette contribution propose d’explorer les modalités par lesquelles le potentiel dissensuel du street-art au Maroc s’exprime, donnant à voir la richesse, la diversité et les enjeux contemporains d’une pratique artistique urbaine en Méditerranée.

Nowadays, the urban artistic practices which make up the large constellation of street art are an undeniable part of the landscape of Moroccan cities. These colorful, visual, moving, and unpredictable interventions question the different ways of comprehending the Moroccan public space. On the edge of permissible, legitimate, and colonial, street art in Morocco is characterized by the constant oscillation between subversive and subverted practices, between vandal and marketed art, between postcolonial revendication and dominated praxis —without any indication on what will outweigh the other. Through transdisciplinary thinking and by combining political science, political sociology, critical aesthetic and cultural studies, this article aims to explore the conditions through which the dissensual potential of Moroccan street art exists, and how it highlights the richness, the diversity and the contemporary issues of this urban artistic practice.


[Extrait]
"Aussi appelé art public, art urbain ou art de rue, le street-art comprend toute œuvre légale ou illégale, installée, réalisée ou affichée dans l'espace public, ouverte à tou-te-s, dans l’intention déclarée de stimuler et d’enrichir le lieu dans lequel elle s’inscrit. Il recouvre, sur un mode non-exhaustif, le tag, le graffiti, le poster, le détournement publicitaire, le pochoir, la sérigraphie, le sticker, l’installation, mais aussi, dans sa définition élargie, le théâtre de rue, la musique urbaine, la flashmob ou encore le cirque de rue. Le street-art résulte ainsi d’un faisceau de conditions complexes et mouvantes, profondément imprégnées de l’environnement politique, social et culturel dans lequel il intervient. Il a d’ailleurs été un relai particulièrement actif des contestations qui ont embrasé les rues de monde arabe en 2011. De l’Égypte au Bahreïn, la révolte se lisait aussi sur les murs : graffitis, autocollants et tags se sont faits des auxiliaires visuels des revendications des manifestants. Pourtant, les murs du royaume chérifien se sont particulièrement distingués par leur mutisme. Alors que la scène du street-art se structurait de manière remarquable au Maroc, elle ne s’est qu’à de rares exceptions près saisie des revendications du Mouvement du 20 Février (M20F). Et, alors que le régime politique marocain est qualifié par les politistes de semi-autoritaire, sa capitale, Rabat, a récemment été classée par le site spécialisé Artsy parmi les meilleures villes du monde pour être street-artiste aujourd’hui. Cela revient-il à considérer le street-art au Maroc comme un « signifiant vide », déserté d’une dimension politique ? Or, si les œuvres qui se donnent à voir sur les murs de la rue marocaine ne sont pas explicitement contestataires, elles se révèlent riches en sémiotisation esthétique et culturelle et font montre d’un potentiel dissensuel particulièrement fécond. C’est ce paradoxe, angle mort de la littérature sociologique et des analyses des formes du non-consentement et de la résistance au Maghreb, que notre réflexion prétend constituer en objet d’étude.
[...] Le street-art au Maroc se révèle donc un art de conflictualité, traversé de rapports de force dont les enjeux de pouvoir sont en perpétuelle renégociation. Se tenant à la lisière du tolérable, du légitime et du colonial, le street-art, au Maroc comme ailleurs, se caractérise par l’oscillation incessante qu’il opère entre pratique subversive et pratique subvertie, entre art vandale et art vendu, entre revendication postcoloniale et praxis dominée — sans que rien ne laisse présager de ce qui l’emportera sur l’autre. Le street-art est donc un art en train de se faire : un art sous tension. Et c’est justement dans cette capacité à jouer sur plusieurs tableaux et à décliner l’injonction au choix que les artistes s’assurent de nouveaux leviers de pouvoir : jouer le jeu du système pour mieux le subvertir en faisant cohabiter des pratiques disloquées, des positions mouvantes, des médiums non prédéfinis qui interdisent les catégories et suspendent le jugement de ses détracteurs comme de ses partisans. Étudier le street-art tel qu’il s’exprime au Maroc, c’est ainsi explorer les seuils, la perméabilité et les relations des sphères artistiques, esthétiques et politiques. Son étude prouve que les artistes urbains marocains, en dépit du faible contenu contestataire apparent de leurs œuvres, ne sont pas moins engagés qu’ailleurs, léthargiques ou mutiques, mais pris dans un réseau de contraintes spécifiques. Ainsi, comment reprocher la marchandisation spectaculairement rapide du street-art au Maroc et la faible intentionnalité politique de ses artisans alors que celui-ci s’épanouit à un moment historique de reconnaissance du street-art par le marché de l’art contemporain international et que sa pratique illégale au Maroc exige un « coût de l’engagement » (Vairel, 2014 : 19) particulièrement élevé ? En s’inspirant de la pensée de Charles Bonn sur le roman maghrébin, il est ainsi à regretter que « la communication avec certains publics s’installe dans un malentendu entretenu par la complémentarité entre lecture exotique et lecture militante » (Bonn, 1997 : 184), qui l’une et l’autre passent à côté de l’activité majeure du graffeur : l’art. On comprend dès lors aisément que la pratique du street-art puisse revêtir au Maroc la forme d’une pratique ludique, festive, plus « visuelle » que « militante », agissant comme un contournement en acte des normes du pouvoir, une distanciation de « la » politique. Mais cette désertion de la sphère politicienne ne signifie pas pour autant une désertion « du » politique. "

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Maroc

Titre

L’énergie dissensuelle du street-art au Maroc. Pouvoirs, politique et poétique d’une pratique artistique urbaine en Méditerranée

Titre Alternatif

The Dissension Energy of Street-art in Morocco.
Powers, Politics and Poetics of a Mediterranean Artistic Practice

Créateur

Éditeur

ILCEA [Online],

Date

2019, n°37

Langue

Sujet

Strret Art

Format

Article scientifique

Identifiant

https://doi.org/10.4000/ilcea.7538

Source

Droits

Non libre de droits