Description

[Extrait]
Depuis quarante ans, je dessine des cartes. Imaginaires. Avec les côtes, les fleuves, les montagnes, les villes, les frontières des provinces. Je me dis parfois que cette production à perte aura été l’activité la plus constamment suivie de mon existence. Cela a même été une des causes qui m’ont poussé à rédiger une thèse de littérature comparée intitulée Géographies imaginaires (publiée chez Corti).

(…)

Dans la pratique de la carte imaginaire, il n’y a, par définition, aucun référent réel. Pour qu’on ait le sentiment de l’avoir réussie, il est indispensable que les formes géographiques produites ne rappellent en rien celles que l’on connaît. Surtout pas de profil du Danemark, de l’Italie ou de la Chine. Je ne parle ici que de la forme générale d’un pays, celle que constitue la ligne de ses côtes et de ses frontières. Il est par ailleurs évident que l’on retrouvera, dans une carte imaginaire, des éléments empruntés aux configurations géographiques existantes, côtes à fjords, deltas, lagunes, archipels, etc. On est donc, en dehors de la contrainte de la non-imitation, absolument libre de choisir la forme que l’on veut donner à son pays imaginaire. On se rapproche, en dépit du fait que la carte est censée représenter un espace, de l’art non figuratif.

Dans ces conditions, on pourrait supposer que n’importe quelle forme, produite au gré du stylo, pourrait faire l’affaire. Ce n’est pas le cas. Il y a des cartes réussies et des cartes ratées, du moins dans la manière dont j’envisage la pratique de la chose. La carte réussie est celle dont la configuration correspond à un sentiment de nécessité, et d’une nécessité qui ne doit se relâcher en aucun point de la représentation. Autrement dit, même lorsqu’on est absolument libre de faire n’importe quoi, la réalisation, devant le tribunal de l’esprit, est juste ou n’est pas juste.

Paradoxalement (mais est-ce vraiment un paradoxe), cette justesse est plus facilement atteinte lorsqu’on gribouille la carte en pensant à autre chose que lorsqu’on la dessine très consciemment. De sorte que pour réussir sa carte, dans l’idéal, il faut procéder en deux temps: d’abord faire le vide, se mettre dans la disposition d’esprit ou le crayon pourra courir librement. Puis, dans un deuxième temps, reprendre en détail les grands traits de l’esquisse, en essayant de coller le plus possible à l’idée, si l’on peut parler d’idée, qui préside à la configuration générale de l’espace ainsi créé.

Dans ce travail plus réfléchi, on peut commettre des fautes, oublier la nécessité générale, qu’il faut sans cesse tenter de retrouver et de suivre, ce qui exige de la concentration. Je crois qu’il y a là quelque chose de commun à toute pratique artistique: le travail conscient consiste à se mettre en état de suivre une exigence intérieure, c’est le dépli expressif de quelque chose qui est un, et dont l’expression ne doit justement pas égarer l’unité. Je peux ainsi créer des cartes disparates, qui n’ont pas de valeur à mes yeux parce que l’unité et la nécessité en ont été perdues, ou au contraire des cartes dont je sens que chaque élément est à sa place, fidèle à une nécessité d’ensemble

C’est aussi, peut-être, la particularité de la carte imaginaire. Comme une création plastique, elle incarne une nécessité, mais elle représente aussi l’idée de nécessité: les routes, les fleuves qui parcourent le territoire symbolisent autant qu’ils accomplissent cette circulation de la nécessité qui doit irriguer toute l’étendue de l’image.



Reste à savoir de quoi est faite cette nécessité, dans le cas particulier des cartes. Pas très facile. Il faudrait détailler des relations très complexes, où l’esthétique se mêle étroitement au psychologique: il y a dans les configurations géographiques des ventres et des lames, des diffusions de matière et des concentrations, des espaces vides s’opposant à des espaces surinvestis, etc. On trouverait là, dans la contemplation, quelque chose d’assez semblable à l’audition musicale: la perception de structures qui correspondent à certaines dispositions de l’énergie mentale. Non seulement lui correspondent, mais aussi l’activent, lui donnent les formes dans lesquelles elle trouve à se mobiliser.

Table des matières

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IMAGINAIRE

Titre

Géographies imaginaires

Titre Alternatif

de quelques inventeurs du monde au XXe siècle. Gracq, Borges, Michaux, Tolkien.

Éditeur

Paris, José Corti

Date

1991

Langue

Format

378 pages

Source

Droits

Non libre de droits