Description

[Extrait]
On trouve dans le corpus des textes sur Naples, de voyageurs écrivains ou d’auteurs napolitains, de nombreuses analogies entre la ville de Naples et le corps humain. Dès le titre, dans certaines oeuvres, ou par le biais de métaphores qui envahissent le texte. L’exemple par antonomase du premier cas de figure est le célèbre ouvrage de Matilde Serao Il ventre di Napoli écrit en 1884 selon le principe de la « cronaca meridionale » déjà utilisé par Jessie White Mario (Miseria di Napoli, 1877), Renato Fucini (Napoli a occhio nudo, 1878) ou Pasquale Villari (Lettere meridionali, 1878). Il s’agit toujours d’œuvres empreintes à la fois d’une forte subjectivité et d’une volonté politique de dénoncer un état des choses jugé inacceptable. Le Ventre de Naples, titre hommage au Ventre de Paris que Zola a publié quelques années plus tôt (1873), est l’image par laquelle Serao désigne les quartiers du centre historique, aux ruelles étroites, où le soleil ne pénètre jamais, comme l’écrira quelques années plus tard Domenico Rea, et où s’entasse dans les « bassi », ces logements insalubres, une population sujette à toutes les épidémies comme le choléra qui est à l’origine du texte de Serao. Cette épidémie de 1884 est restée célèbre car elle provoqua une prise de conscience politique de l’état déplorable des conditions de vie dans la cité. Le choléra, appelé aussi « fièvre napolitaine », est un problème récurrent facilité par le manque d’hygiène des habitants et la densité des quartiers populaires (plus de 60000 habitants au kilomètre carré
dans certaines zones). A la même époque l’écrivain Francesco Mastriani fait référence à la terrible épidémie de 1836 dans son roman I misteri di Napoli (1875). Un demi-siècle plus tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets, Naples subit une nouvelle fois la maladie qui se répand dans les zones des « bassi », entre le port et Spaccanapoli, où la population survit comme des cafards dans leur trou, pour reprendre une image de l’écrivain Salvatore Di Giacomo - il utilise le mot dialectal « scarrafunera » qui signifie « nid de cafards » - qui deviendra un topos de la description de la ville.
De nombreux écrivains reprendront cette image du grouillement inquiétant, comme Anna Maria Ortese dans le chapitre « Oro a Forcella » de Il mare non bagna Napoli (1953) ou
même, plus curieusement car son roman s’attache plutôt à la Naples solaire et maritime, Raffaele La Capria dans Ferito a morte (1961). Ces images mettent en avant une ville
considérée d’abord comme un corps malade. Naples, de ce point de vue, apparaît comme une Venise du Sud, liée au thème de la décadence, de la déchéance d’un corps qui se gangrène par manque de régénération de ses cellules. Curieusement, Naples est souvent décrite comme une ville davantage liée à la terre et à ses entrailles (les mouvements sismiques de Pozzuoli, le volcanisme) qu’à la mer à laquelle on aurait pourtant tendance à l’associer. Mais Ortese nous l’avait bien dit, avec son titre paradoxal : « La mer ne baigne pas Naples » (1953). Le peuple napolitain qu’elle met en scène dans son livre tourne le dos à la mer, enfermé qu’il est dans le ventre de la ville dont rien, pas même la violence de l’Histoire, ne semble pouvoir l’expulser. Le corps de Naples, donc, est souvent représenté comme atteint d’un cancer qui le ronge et le paralyse. Jean-Paul Sartre, qui pendant des années a passé ses vacances à l’hôtel Quisisana de Capri, tombe lui aussi dans la tentation du voyeurisme morbide, de l’association Naples/corps malade. Il n’est qu’à lire ce passage de son dernier livre publié posthume La
reine Albermale ou le dernier touriste (1991) : « Naples approche. Comme chaque fois j’ai un serrement de cœur avant d’y arriver. On traverse un verger désert. Je sais très bien, trop bien, ce que je vais trouver à Naples. C’est une ville en putréfaction. Je l’aime et j’en ai horreur. Et j’ai honte d’aller la voir. On va à Naples comme les adolescents vont à la morgue, comme on va à une dissection. Avec l’horreur d’être un témoin ». [...]Naples est riche non seulement de son passé historique mais aussi de cette géologie
littéraire constituée par les strates des nombreux textes qui lui ont été consacrés. Mais l’objet a fini par phagocyter le sujet qui l’observe. Le lieu réel se perd derrière l’épaisseur des mots.
Le problème de la représentation littéraire d’une ville, mais plus généralement de toute réalité, tient à cet écart qui s’insinue entre l’objet et le discours. Cet écart est de l’ordre de la déperdition - tension réaliste de la littérature - ou du trop-plein par accumulation et emphase : tension idéaliste ou sentimentale de la littérature avec un objet surinvesti par la nostalgie. Dans les deux cas - perte ou gain -, on retrouvera la même différence inaliénable qui existe
entre un objet (ou un lieu, une personne) photographié et la photo elle-même. Le palimpseste peut faire office de lien entre l’objet et sa représentation mais, dans le cas de la littérature de Naples ou sur Naples, le rapport ne se fait plus tant entre une réalité - la ville - et son image qu’entre les représentations elles-mêmes. Parler de Naples revient toujours à parler des textes sur Naples. Car Naples est au cœur d’un étrange paradoxe : on la visite pour y retrouver ce que l’on sait d’elle sans l’avoir jamais vue. Le voyageur, sans toujours en être nécessairement conscient, arrive à Naples comme en terrain conquis, emportant dans ses bagages des images
et des textes qui conditionnent sa vision et l’empêchent de se fixer librement. C’est pourquoi il lui est si difficile de découvrir, en toute indépendance, l’épaisseur d’une cité réelle, contradictoire et pour cela vivante. Naples est une ville qu’on reconnaît à défaut de la
connaître, un palimpseste composé des nombreux textes que des visiteurs illustres lui ont dédiés. Naples n’est plus alors, au pire, que le réservoir d’idées préconçues et prêtes à ’emploi ou, au mieux, l’incarnation de désirs préalables qui n’ont rien à voir avec elle et dessinent une manière d’autoportrait, un paysage de l’âme du voyageur-écrivain. Ecrire sur Naples consiste à l’enterrer sous les références et les à priori. D’une certaine manière, l’intertextualité (le palimpseste dans notre lecture) a tué la géographie. La profondeur de la verticalité s’est réduite à une superficialité (à une surface) où le modelé de la diversité s’est trouvé aplati. C’est ce relief arasé par le stéréotype qu’ont voulu faire réapparaître certains écrivains napolitains qui ont combattu le(s) mythe(s) napolitain(s), qu’il s’agisse du mythe de l’idéalisation et de l’ « anti-mythe » ou du « contre-mythe » que met en place un discours nourri à la haine et à l'anathème.
Raffaele La Capria, mais aussi Domenico Rea, Michele Prisco, Luigi Compagnone, Eduardo De Filippo et bien d’autres, ont su manier la pique la plus efficace pour crever la baudruche du mythe napolitain : l’ironie, c’est-à-dire la juste distance avec soi-même et la
faculté de voir Naples depuis la ligne de démarcation qui sépare l’étranger enfermé dans ses clichés et le napolitain étouffant dans sa « napoletanità», dans son obligation de « paraître napolitain ». L’ironie, qu’il convient de distinguer du sarcasme de l’étranger condescendant demandant au Napolitain de jouer sa pièce pour l’amuser, est la manière la plus efficace et la plus élégante pour montrer que les Napolitains ne sont pas dupes.

Collection

Documents Villes

Titre

Naples dans la littérature contemporaine. Entre
persistance et mise à mort du mythe

Éditeur

in Cahiers de la MRSH, Université de Caen (FR)

Date

11/2005

Langue

Format

pp. 31-45

Source

normandie-univ.hal.science (consulté le 7 octobre 2024)

Droits

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