Description

[Présentation]
Issu de la communauté des émigrés italiens au Brésil, Raul de Leoni fit à la veille de la Première Guerre mondiale un long voyage en Europe, où les impressions d’Italie furent particulièrement fortes, sans doute nourries par les évocations de son milieu familial à Petropόlis, au Brésil. Sa poésie, que d’aucuns veulent décrire comme de transition, pour la raison, semble-t-il, qu’elle reçut les faveurs jusques et y compris de la critique acquise aux notions d’avant-garde, peut être comparée à celle de Paul Valéry en France au même moment (avec La jeune Parque de 1917, l’Album de vers anciens en 1920, Charmes en 1922…) : les deux renouent avec l’inspiration de l’Antiquité dans un esprit moderniste, symboliste. Cette approche qui fit de Valéry le poète le plus en vue en France me paraît, je dois le dire, moins intéressante chez ce dernier que chez le poète brésilien dont sont ici traduits dix poèmes. La poésie de Valéry tend en effet vers l’abstrait, voire l’abscons ; ses vers intellectuels et soporifiques paraissent témoigner d’une époque où, en France, la poésie devenait pâture de professeurs, avec, devant quelque texte littéraire que ce soit, cette principale préoccupation : « Comment ceci se laisse-t-il commenter par l’exégèse scientifique ? » (« La matière poétique qui est langage etc. ») Les textes qui suivent, traduits pour la première fois en français ici, sont tirés de l’anthologie Melhores poemas de Raul de Leoni, publiée en 2002 par Global Editora. Le premier poème, Ode à un poète mort, parut en plaquette en 1919 avant d’être inséré dans les éditions ultérieures du recueil Lumière méditerranéenne. Les deux derniers poèmes, Décadence et Eugenia, ont été publiés à titre posthume. (Source Florent Boucharel, consulté le 9 avril 2025)

[Citations poèmes]
Ode à un poète mort
(Ode a um poeta morto)

À la mémoire d’Olavo Bilac

Ndt. Olavo Bilac (1865-1918) est un des grands poètes parnassiens du Brésil. L’ode est un portrait du personnage du Poète à travers les âges.

Semeur d’harmonie et de beauté
qui reposes en glorieuse sépulture,
ton âme fut un chant varié
plein de l’éternelle musique des choses :
une voix supérieure de la Nature,
une sonore idée de l’Univers !

Où tu passais, le long des routes,
des trames d’images rutilantes et vives
tissaient en filigrane, comme le regard des fées,
dans les plus belles et nobles perspectives
le panorama des idéaux de cette Terre
et le paysage onduleux de l’âme humaine.

Toute l’émotion qui vit dans les choses parle
avec ses différents accents, reflets et couleurs
par ta voix irisée d’opale
faite de rayons et fines tessitures :
depuis la vie subtile du papillon
jusqu’à l’âme légère de l’eau et des fleurs,
l’exaltation du soleil et le rêve des créatures :
toute la diffuse sensualité de notre planète.

Dans ton art frémit le sang de Dionysos
dilué dans les vertus apolliniennes ;
et de son sein voluptueux pleuvent
d’albes âmes païennes, des frises ardentes,
bas-reliefs, camées, sanguines,
dans une palpitation de jeune chair.

Dénudant un destin splendide,
le toucher de ta main possède
la subtilité platonicienne et la douceur
d’un Florentin de la Renaissance
qui, tourmenté d’élans romantiques,
travaille l’émail du Piémont,
ayant dans son burin lascif et fin
le rêve capiteux d’Anacréon
et le lyrisme sensuel du Cantique des cantiques.

Tu viens de loin pour aller loin. Ton âme
s’incarna dans d’autres entités,
peuples, temps et pays,
et poursuit, éblouissante,
plastique, mobile, irisée et nue,
sa longue pérégrination à travers les âges,
laissant ses fruits et ses racines après elle.

Tu fus l’Homme de toujours, dans un prestige
de poète sensualiste traversant les siècles,
retrouvant partout tes propres vestiges :
un jour, dans l’Inde védique, rêvant
au seuil des éternels printemps
– les mains pleines de roses et d’améthystes –,
tu fais des offrandes lyriques et des vœux
aux puissants génies avatars
et composes tes poèmes animistes
sur la feuille du lotus et du nymphéa,
sur la somnambule fleur du nénuphar…
Et tes vers, dans lesquels un vaste rêve est embrassé,
en chantant descendent le Gange.

Puis, pasteur dans l’Argolide ou l’Épire,
vivant en paix parmi les troupeaux,
au clair de lune, sur les montagnes, une à une
tu vas comptant les étoiles dans le ciel,
et la sonate subtile de ta flûte
a la saveur du miel d’abeille
et la mélodie simple et sereine
de l’âme errante et docile des brebis.

Plus tard, en Thessalie, parmi forêts et rivières,
compagnon des satyres vagabonds,
tu modules ton chant étourdissant
et vas chercher le son de tes rimes
dans l’intermezzo des sources, au levant,
dans la chanson de l’eau fraîche,
l’orchestre nostalgique des vents,
les cavalcades des centaures sauvages,
les rires faunesques,
la pourpre rayonnante des vendanges.

Dès que le soleil dore la feuille de vigne
et que tu entends le bruit des premiers pipeaux,
tu sors guetter, des heures durant,
sur le sable argenté des rives
les oréades turbulentes et imprudentes
aux bras entrelacés,
ourdissant la toile d’or des aurores
dans la fantasmagorie de leurs danses.

Après tant d’existences, tu réapparais
avec le même cœur immense et sonore
dans les cours bibliques et chantes
sur la longue harpe rituelle, entre les spirales de l’encens,
les triomphes des rois et les moissons bénies,
les légendes du Jourdain et le regard des Moabites.

Tu retournes en Grèce, où tu appartiens
au peuple et es le poète de la ville.
Tu fais honneur à la vieille race des rhapsodes ;
ta voix a la sublimité
du parfum des parcs athéniens :
et c’est une expression de la patrie et l’évangile de tous.
Tu portes des myrtes et des pampres au front,
entonnes des hymnes à Phébus
et danses, avec Anacréon,
dans l’arabesque de la ronde des éphèbes.

Ensuite, à Mytilène, tu es le seul homme
dans cette île extravagante de femmes.
Les épithalames que tu profères,
parmi des bruits de crotales et de coupes
s’élèvent et se consument dans l’air ;
ils éveillent de nouveaux désirs
et tu parviens à posséder pour tes caresses
Sappho elle-même, une nuit – avant de partir.

Tu te rends à Rome, au sommet de l’Empire,
où te favorise la prédilection des Césars.
On te donne à Tibur des domaines et des villas ;
tu fréquentes à Capri la cour de Tibère ;
tu bâtis ton palais sur l’Aventin ;
des eunuques éthiopiques gardent ta porte
et tes litières d’étoffe damasquine ;
tu es l’âme délirante des tricliniums,
exhortes aux jeux du cirque,
chantes dans le bain bleu des courtisanes impériales,
es l’intime des chambres nuptiales patriciennes,
où tes vers sacrés et profanes
sont gardés dans les urnes légendaires
sur de précieux papyrus africains.

Plus tard, à l’époque alexandrine,
tu conquiers à nouveau la terre hellénique
et, doux poète ironique,
dans le ton élégant et frais des bucoliques,
tu chantes les chants que t’enseigne Théocrite.

Je te revois alors
à Cordoue comme à Bagdad, presque en secret,
dans ton destin idéal de citharède :
chanteur du califat, parmi les trésors
de l’Islam et les mystères de l’Orient.
Tu dors au harem royal et combats dans les guerres,
continuant d’être parmi les Maures
le même qu’en d’autres temps sur d’autres terres.

Dans la Germanie féodale tu trouves au loin
un groupe d’harmonies qui communient
avec ton cœur de poète hellène.
À ton oreille, en écho murmure
la légende païenne des Niebelungen.
Tu es tout l’amour des chatelaines du Rhin
et ta voix de minnesinger résonne
tantôt véhémente et profonde, tantôt en suaves trémolos :
avec Tannhäuser elle visite le Venusberg
et chante dans les châteaux des margraves.

Plus avant,
tu renais dans la Florence bleue de la Signoria1.
Florence exhale dans le chant de ses cloches
son âme de Vénus et de Marie.
C’est un rêve d’amour dans les Apennins.
La cité des fleurs et des poètes,
des passions élégantes et discrètes,
des fontaines, des jardins et des duchesses,
des chefs-d’œuvre et des raffinements.
C’est tout un peuple aimable qui s’anime
pour aimer et sourire de l’aube au crépuscule.
Elle fait de la Vie un chef-d’œuvre
de sensibilité et de bon goût…

Il y a des guirlandes votives
d’acanthes et de lauriers dans les rues !
Le grand Pan est revenu ! Les formes vivantes
de la Grèce réapparaissent, brillantes et nues !
Dans les maisons seigneuriales et les villas bourgeoises
égayées par les fêtes, tout le monde
apprend la langue homérique,
s’entretient d’Érasme et de Boccace,
d’humanistes et de lettrés,
et des derniers marbres retrouvés
sous la catholique poussière de Rome.
Sur les belvédères de l’Arno les grandes dames se promènent,
Esmeralda, Lucrèce, Simonetta,
parmi les roses, les sourires et les épigrammes…
Botticelli contemple le ciel couleur de violette ;
on lit Platon dans les églises ; et je te vois,
serein et beau,
dans un cortège devant le Ponte Vecchio
récitant des sonnets dorés à des princes,
Laurent de Médicis écoutant !

Tu composes aussi de ton génie audacieux,
dans l’antique forme cristallisée,
certains vers du dix-huitième siècle,
quand Watteau peignait au cœur du printemps
l’Embarquement pour Cythère
et Jean-Jacques écrivait la Nouvelle Héloïse.

Poète cosmopolite, âme moderne,
avec Leconte2 et Banville du Paris des années soixante-dix
tu cherches tes motifs artistiques dans les voyages,
passes l’hiver à Nice, le printemps à Lucerne,
et ton ombre périodique paraît
dans les salons de Mathilde Bonaparte.

…..

Dans l’amplitude de ton embrassement
– hors du temps et de l’espace
dans l’humanité et dans le monde –
je te vois partout présent
où un homme éprouve
que la vie est un sentiment splendide et profond !
Les âmes comme la tienne, à qui les considère,
transmettent l’émotion de la vie souveraine.

En tous lieux on peut les comprendre
car, sans fin, sans patrie et sans limite,
elles possèdent dans le concept éternel de l’âme humaine
l’universalité des étoiles.
Si l’humanité était faite d’elles,
dans le doute auquel elle n’appartient pas
et dans lequel elle se rétrécit,
peut-être ne serait-elle pas plus heureuse, qui sait,
mais elle serait plus belle et plus parfaite…

Tu as dignifié l’Espèce, dans la noblesse
des grandes sensations d’harmonie et de beauté ;
tu as dit la gloire de vivre, et désormais
ton écho, en chantant dans les siècles à venir,
dira aux hommes que la meilleure destinée,
le sens de la Vie et son arcane,
est l’immense aspiration d’être divin
dans le suprême plaisir d’être humain !

1 la Signoria : Piazza della Signoria, à Florence.

2 Leconte : Leconte de Lisle. (On trouve « Lecomte » dans le texte, une coquille.)

Portique (Pόrtico)

Âme d’origine attique, païenne,
né sous le ciel bleu
qui azura les divines épopées,
je suis frère d’Épicure et de Renan,
je connais le plaisir subtil de la pensée
et la sereine élégance des idées…

Il y a dans mon être des crépuscules et des aurores,
tous les florilèges du génie aryen,
et mon ombre aimable et douce
passe dans l’écoulement universel des heures
en cueillant les fleurs de la destinée humaine
dans les athéniens jardins de l’Ironie…

Ma pensée libre, qui s’unit
aux idéologies claires et spontanées,
est une suave cité grecque,
dont le souvenir
est une splendide vision dans l’histoire
des civilisations méditerranéennes.

Cité de l’Ironie et de la Beauté,
elle repose dans le pli bleu d’un golfe pensif
entre des ceintures de plages cristallines,
coupant des enluminures de collines
avec la grâce ornementale d’un chromo vivant :
d’antiques eaux la baignent, délirantes,
bleues, kaléidoscopiques et délectables,
où se reflète en lointaines réfractions
la forme panoramique d’Athènes…

Entre les dieux et Socrate elle apparaît
et contient dans l’amplitude de son génie
toute la grandeur grecque dont je descends ;
de l’Hellade des héros à la fin de Rome,
des cités illustres d’Étrurie
au mystère des îles de l’Hellespont…

Cité des vertus indulgentes,
fille de la Nature et de la Raison
– déjà corrompue par la luxure orientale –,
elle sourit au Bien, ne croit pas au Mal,
se fie à la vérité de l’illusion
et vit dans la volupté et le savoir,
jouant avec les idées comme avec les formes…

Par le passé elle pensait beaucoup,
tenta de pénétrer le monde des essences ;
elle souffrit tant de cet effort inutile
qu’à la fin elle perdit foi
dans la pensée ; si elle pense encore,
c’est dans une indifférente sérénité
et elle trouve peut-être son agrément
dans la joie des belles apparences bien plus
que dans la contemplation des idées éternelles.

Aimable ville où la vie passe
en défaisant un collier de réticences :
elle a l’âme ironique des décadences
et les cristallisations d’une fin de race…

Elle conserve dans la mémoire des sens
l’expression de ses origines séculaires,
et parmi ses habitants des milliers sont
descendants des dieux oubliés ;
et tous les autres ont encore bien vivant
dans la noble géométrie de leur crâne
le plus pur profil dolicho-blond…

Les dieux de la cité sont morts…
Mais, les aimant toujours, avec joie
elle les garde dans le désir et le souvenir ;
et ce fut vers elle (son destin est grand !)
que Julien l’Apostat, en expirant,
dirigea son dernier espoir,
par la bouche d’Ammien Marcellin…

Cité d’harmonies délicieuses
où, souriant à la ronde des destinées,
les hommes sont humains et divins
et les femmes, fraîches comme les roses…
Des jardins aux perspectives enchantées
– bustes de faunes aux carrefours –
ouvrent à l’or du soleil leurs éventails de longues
promenades arborées : éphèbes, poètes, sages
s’y croisent, conversant avec délectation
de la plus bienveillante des philosophies.
Avec aux lèvres les coupes lesbiques
et des émotions dionysiaques dans les yeux…

Comme sont lumineux ses jardins
aux joyeuses colorations musicales !
Sur la rive fleurie des étangs parés
de roses et d’aloès, d’anémones et de myrtes,
boivent des colombes blanches et chastes ;
et, limpides et scintillantes,
irisées, joviales et transparentes,
les eaux aromatiques, souriantes,
tombent de la bouche austère des tritons,
glougloutant de furtives ritournelles…

Dans la moulure de feu des aurores
aux plages d’opale et d’or, antiques,
sur la mollesse du sable en farandoles
dansent leurs rondes saines et sonores
adolescents et jeunes filles,
copiant la frise des Panathénées…

Au bord de la mer, suivant la courbe onduleuse
du vieux quai long, éblouissant,
quand l’horizon et le ciel entre chien et loup
montent dans la porcelaine des crépuscules,
des silhouettes furtives
de belles courtisanes d’Agrigente et de Chypre,
comme en rêve regardent recueillies
le retour des trirèmes et des vaisseaux
qui leur apportent l’esprit de l’Orient,
en pierreries, en légendes, en parfums…

Alors ondoient dans l’air diaphane et fluide
des suavités d’idylles, des accords
de flûte, de cornemuse et d’ocarina
qui viennent de loin, de l’âme blanche des bergers,
apportées par les vents d’outre-mont
et spiritualisés en sourdines…

Terre qui entendit Platon dans les temps anciens…
Son peuple spirituel, lyrique et généreux
qui sourit au monde et à ses secrets
n’entend plus l’oracle d’Éleusis
mais aime encore, presque avec ingénuité,
la glorieuse nostalgie de ses dieux
dans les chants ancestraux des citharèdes
et les épithalames de l’Orient…

Ses fils aiment toutes les idées,
dans l’œuvre des sages et les épopées,
dans les formes claires et celles obscures,
cherchant dans les choses le moyen de les comprendre
– fuites de sentiment et de subtilité –
et les comprennent dans la nature elle-même,
entendant Homère dans la rumeur des ondes,
lisant Platon dans l’éclat des étoiles…

Ses poètes, hommes forts et sereins,
produisent un art royal, subtil et fin,
la douceur des ultimes Hellènes
stylisée dans l’éloquence latine…

Et les vieillards de la cité, gracieux ponants
de radieux rhéteurs et sophistes,
passent en regardant les choses et les créatures
avec de pieux sourires indulgents
où leurs longs renoncements optimistes
s’ouvrent, au milieu de l’ironie,
à tous les rêves de l’Univers…

Se revoyant dans une époque engloutie,
ma pensée, toujours très humaine,
est une cité grecque décadente
du temps de Lucien
qui, glorieuse et sereine,
souriant de la parole nazaréenne,
a disparu lentement
dans le plus aimable crépuscule des choses…

*

Florence (Florença)

Matin d’automne…
À travers la gaze humide du brouillard,
ton panorama, tremblant, hésitant,
furtivement se dessine
dans une blanche douceur de dentelle…

Du balcon fleuri de San Miniato,
comme dans un cosmorama imaginaire,
je vois se révéler peu à peu ton paysage
en sérénissime appareil…

Avec des tons changeants de nacre,
aux reflets d’un arc-en-ciel fugace,
dans l’air transparent et le ciel doux
s’ouvre en lumière le coquillage coloré
de la vallée de l’Arno…

Au loin, où le brouillard bleu se dilue entre les lignes
aimables des collines
en capricieuses courbes serpentines
d’oliviers en fleur, d’ormaies et de vignes,
de pins royaux et d’amandiers tranquilles,
Fiesole, bucolique et galante,
montre dans une rafraîchissante expression de couleurs
l’émail seigneurial de ses villas
et le chromo pastoral de ses domaines,
dans les bosquets du Décaméron…
Des coupoles de mosaïque se dressent, profils durs
d’arrogants palais gibelins,
des silhouettes de basiliques votives,
des tours mortes et de suaves perspectives,
ainsi que le long méandre de tes murs
coupant le cadre bleu des Apennins…

Tes cloches chantent en lent prélude
l’élégie des heures immortelles ;
c’est la chanson de ton propre sentiment
dans la voix somnambule des cathédrales…

C’est alors que je franchis tes portes
et, entendant tes ruines pensives,
je me sens de corps et d’esprit à Florence :
la plus humaine des villes vivantes,
la plus divine des villes mortes…

Florence, ô mon refuge spirituel !
subtile vignette de ma pensée !
C’est avec la même affection humaine que je t’ai aimée
depuis que tu fus la commune guelfe
idéaliste, rebelle et sanguinaire,
jusqu’au jour
où ton âme, fleur liturgique et sombre
de l’esprit chrétien,
fuyant du « Jardin des Écritures »,
allant chercher la lumière d’autres hauteurs,
s’assit au « Banquet de Platon » !

Noble, aimable Florence !
douce fille du Christ et d’Épicure !
fleur de Volupté et de Connaissance !
dans ton âme de Vénus et de Marie
se trouve une étrange harmonie ambiguë, indescriptible :
la chaste mélancolie des lys
et la grâce aphrodisienne des roses ;
la mansuétude ingénue de Fra Angelico !
et la joie piquante du Boccace !

Je t’aime ainsi, indéfinie et variée !
chaste et vicieuse – gothique et païenne,
harmonie entre l’Acropole et le Calvaire.
Ô Patrie sérénissime
des formes pures, des idées claires ;
des églises, des fontaines, des jardins ;
des mosaïques, des dentelles, des brocarts ;
des coloristes limpides et délectables ;
des âmes versicolores et de la grâce perverse ;
du discret esthétisme des raffinements ;
des vices rares, des perversions élégantes ;
des poisons subtils et des poignards lascifs ;
délicieuse dans le crime et la vertu,
où l’existence était une belle attitude
de sensibilité et de bon goût,
et qui passas dans l’histoire en vive farandole
méditative et brillante
de fête galante3 !…

…..

Je t’apporte ma gratitude latine
car c’est dans ton sein qu’eut lieu
la résurrection de la Vie de lumière :
Ô Florence ! Florence !
la plus humaine des villes vivantes,
la plus divine des villes mortes…

3 fête galante : en français dans le texte.

Machiavélien (Maquiavélico)

À de certaines heures mon âme songe
à des temps altiers qui n’existent plus,
incarnée en prince humaniste
sous le Lys rouge4 de Florence.

Je la vois alors, dans cette présence historique,
harmonieuse et subtile, égoïste et sensuelle,
fille de l’idéalisme épicurien,
formée par la morale de la Renaissance.

Je la vois telle, aimable fleur de l’Hellénisme,
virtuose – restaurant les vieilles cartes
du génie antique, entre exégète et artiste.

En même temps, par dilettantisme,
trempant dans l’intrigue des papes
avec l’élégante perfidie d’un sophiste…

4 Lys rouge : blason de la ville de Florence. Voyez le roman d’Anatole France Le Lys rouge (1894).

Histoire ancienne (Histόria antiga)

Dans mon grand optimisme ingénu,
je n’ai jamais su pourquoi… un jour
elle me regarda d’un air indifférent.
Je lui en demandai la raison… Elle ne savait pas…

De ce moment notre intimité sans réserve
passa d’un coup
aux salutations de pure courtoisie
et la vie suivit son chemin…

Nous avons cessé de nous parler… elle va distante…
Mais quand je la revois, toujours un vague moment
son regard muet croise le mien,

et j’éprouve, sans pourtant la comprendre,
qu’elle tente de me dire quelque chose
mais qu’il est trop tard pour le dire…

Platonicien… (Platônico…)

Les idées sont des êtres supérieurs
– âmes cachées de sensitives –
pleines d’intimités fuyantes,
de scrupules, de délicatesses et de pudeurs.

Où que tu ailles, où que tu sois,
fais attention à ces fleurs pensives,
qui ont pollen, parfum, organes et couleurs
et souffrent plus que toutes autres choses vivantes.

Cueille-les dans la solitude… ce sont des chefs-d’œuvre
venus d’autres temps et d’autres climats
pour les jardins de ton âme dans lesquels je pénètre.

Pour tisser avec elles, sur le versant,
la couronne votive de ton Rêve
et la légende impériale de ta Vie.

*

Imagination (Imaginação)

Schéhérazade de l’esprit, qui brodes
sur un fil idéal de vraisemblances
le Symbole et l’Illusion, les seuls biens
que nous ont laissé les dieux en héritage !

Transformant nos tentes en Alhambras,
par ta voix notre regard atteint
les Mille et Une Nuits de l’Espérance
et la sphère bleue des rêves et des légendes !

Quand le réveil de la Réalité
nous blesse, c’est toi qui de nouveau nous persuades,
avec tes consolations qui ne trompent pas toujours.

Car, dans ta splendide éloquence,
tu es le sixième sens de l’Existence
et la mémoire divine de l’âme humaine !

Sincérité (Sinceridade)

Homme qui penses et dis ce que tu penses,
si tu veux que parmi les hommes et les choses
tes idées vivent en ce monde,
crois d’abord en elles, souffres-en,
fais en sorte qu’elles vivent dans ton âme,
dans la sincérité la plus intime de ton être !

Il y a des idées que nous cultivons dans la vie
pour l’inutile volupté de penser,
pour la simple beauté, pour la grâce
florale, pour le plaisir qu’elles nous donnent…
Pour cet état d’illusion chinoise5
dans lequel elles endorment notre conscience :
éphémères aquarelles de l’esprit,
adorables paysages de l’imagination,
belles idées qui ne créent rien !
Elles passent, rayonnantes, colorées,
dans la fluctuation superficielle de la pensée ;
oui, ce sont des plantes aquatiques, des nénuphars
d’or équatorial, des nymphéas enchantés
par l’argent des clairs de lune sédatifs,
légères végétations aux teintes lumineuses,
rêves des eaux tremblantes qui passent
– racines flottant sur le miroir des rivières –,
avec des musiques de couleurs dans les plumes,
des vanités féminines dans les palmes,
mais sans un grain de vie ni le moindre fruit
dans cette éblouissante stérilité…

Les idées qui créent, les idées
vivantes qui bâtissent des religions et des empires,
qui font les génies et les héros et les martyrs et les saints ;
les idées organiques, éternelles
qui donnent leur nom aux siècles, leur destinée
aux races, la gloire aux hommes, force à la Vie,
qui nourrissent l’âme et guident les peuples,
fécondent les générations, engendrent les dieux
et qui sèment les civilisations,
ces idées devront venir de notre source humaine,
jetant de profondes racines
dans l’esprit généreux où elles naissent :
elles devront être humaines, ce qui veut dire
être notre énergie et notre foi,
être des semences cachées, être des douleurs,
des sentiments, des passions, presque des instincts,
être la voix des abîmes transcendants
de la conscience profonde… être nous-mêmes…
Car les arbres les plus féconds sont ceux
qui vont au plus profond dans les entrailles du sol
et font le plus souffrir le cœur de la terre.

5 illusion chinoise : allusion à l’opium (compte tenu du vers suivant, où il est question d’un endormissement de la conscience).

Décadence (Decadência)

C’est l’habitude de vivre, au fond,
qui fait que nous continuons à vivre.
Aucune autre intention que, simplement,
la tendance mélancolique de l’être…

On continue à vivre… c’est le vice de vivre…
Et si ce vice donne quelque plaisir aux gens,
comme tout plaisir vicieux il est triste et dolent,
car le vice est la douleur du plaisir…

On continue à vivre… et l’on vit trop,
et vient un jour où ce que nous sommes
n’est plus que la nostalgie de ce que nous avons été…

On continue à vivre… et souvent nous ne sentons même pas
que nous sommes des ombres, que nous ne sommes déjà plus rien
que le survivant de soi !…

Eugenia

Nous sommes nés l’un pour l’autre, de cette argile
dont sont faites les créatures rares ;
tu as dans tes chairs limpides des légendes païennes
et moi l’âme des faunes dans ma pupille…

Tu es comparable aux beautés héroïques,
en moi la flamme olympienne flamboie.
En nous crient toutes les nobles tares
de la Grèce splendide et tranquille…

La gloire qui nous guide est telle,
dans notre amour d’élite, profond,
que (j’entends au loin l’oracle d’Éleusis)

si j’étais tien un jour et toi mienne
notre amour concevrait un monde
et de ton ventre naîtraient des dieux…

Titre

Luz mediterrânea e outros poemas

Titre Alternatif

Lumière méditerranéenne

Éditeur

WMF Martins Fontes

Date

01/01/2002 (1922)

Format

18x12 cm, 178 pages

Source

florentboucharel.com (consulté le 9 avril 2025)

Droits

Non libre de droits