Description

[Extrait]
"Il est dit « mandhouma » : l’ordonnée. Dans la compétition entre poètes, c’est l’auditoire qui, seul, juge et tranche en faveur des uns ou des autres. Il arrive souvent que, la mémoire défaillant au cours d’une performance, des poèmes d’auteurs différents soient mélangés. L’auditoire peut s’en apercevoir, sans toutefois intervenir pour rétablir le fil perdu. La performance est quand même réussie. La voix appelant l’ouïe – le corps appelle le corps – l’auditeur est l’objet et le déterminatif du destin de la voix qui s’adresse à lui :

Chellali, « prince des poètes », est mis en prison à Tunis alors qu’il était de passage dans cette ville. La princesse, fille du Bey, s’était éprise de lui immédiatement après l’avoir entendu chanter ses poèmes au fond de sa cellule. Puis, ce sont toutes les femmes de la ville qui succombèrent, à leur tour, à la voix. Les maris demandèrent alors au Bey de les débarrasser du poète, en le libérant et en l’expulsant vers son pays. Chellali quitta la Tunisie et s’en retourna à Chellala au milieu des siens. Il y retrouva Fatna son amie – mariée à l’un de ses cousins. Un jour, il se mit à la chanter devant un auditoire dans lequel se trouvait le mari. Chellali chantait :
Je t’en prie, ô messager, pour l’amour de Dieu, va auprès de ma bien aimée, au plus vite.
C’est Qaddour Ben Barkat le Bienheureux qu’elle a choisi...
Il chanta ces deux derniers vers en désignant Qaddour Ben Barkat, le mari. Ce dernier, qui écoutait, était en train de presser sur la gâchette de son fusil pour tuer le poète. Il eut juste le temps en entendant son nom, de diriger le canon vers le ciel. Le coup partit. La balle passa au-dessus de la tête de Chellali. Il s’adressa au poète, lui disant : « De ce moment Fatna m’est sacrilège ! Elle est à toi ô Shellali. » Fatna pleura et se livra à son ancien amant. Elle lui versa de l’eau dans la paume de la main. Il but cette eau et guérit de la passion qu’il avait pour elle. »

21La voix a, dans l’image du plus grand des poètes du Sahara, une portée quasi politique. La voix est donc subversive au point où la société tunisoise s’en trouve menacée d’être défaite. Le sacré est lourdement grevé par une voix qui le menace dans ses fondements. Ainsi, le chant de Chellali menace la société dans ce qu’elle a de plus fondamental : les relations matrimoniales consacrées par le Livre. La voix, dans l’imaginaire, est plus forte, plus efficace que le sacré. Elle est violence pure !"

Titre

Paroles et rythmes nomades

Éditeur

© Presses universitaires de Perpignan (FR)

Date

2003

Langue

Format

p. 161-173

Source

OpenEdition Books
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Droits

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