Description

[Extrait]
"Pierre Loti à son tour insistera sur la nécessité d’emprunter le costume arabe « indispensable à Fez, pour circuler en liberté et voir d’un peu près les gens et les choses » (p. 128). Certes, dans son voyage de 1889, Loti se gardera d’exposer sa vie dans les zones de blad es sîba. Il se contentera d’un itinéraire plus convenu, de Tanger à Fès, à peu de chose près le même qu’empruntera André Chevrillon quinze ans plus tard. Mais à aucun moment de son récit il n’exprimera le moindre regret devant l’opacité et l’impénétrabilité d’un pays qu’il souhaiterait, au contraire, « au rebours du sens commun » (p. 17), comme il l’écrit lui-même, voir se tenir à l’écart des influences occidentales. Cette fascination, tout au long du livre, pour des espaces fermés, secrets, encore mystérieux et inconnus, s’accompagne d’une vive sensibilité pour l’ombre et le mystère. On est loin encore d’une topique « méditerranéenne » (elle triomphera plus tard dans l’Afrique de Louis Bertrand, Camus et Emmanuel Roblès) de la lumière éclatante, grecque, qui dessine les formes dans leur relief impeccable, et ne laisse que peu de place au secret, au retrait : nudité de la pierre et des corps, telle qu’elle triomphera, entre autres, dans Noces à Tipasa ; utopie d’un pays sans arrière-plan, exposé dans son évidence sensible, comme la terre d’une pure immanence et d’une simplicité heureuse, comme si, à Tipasa, l’on faisait à nouveau l’expérience grecque de la vérité, alèthéïa, le non-caché, ce qui s’expose à la lumière. Dès sa première découverte du Maroc, le grand voyageur qu’est depuis longtemps Pierre Loti (il est alors âgé de trente-neuf ans et a visité la Turquie, Tahiti, l’Afrique noire, le Japon etc.) est sensible à la gravité, à la tristesse même d’un « vieux pays immobilisé sous le soleil lourd » (p. 19), dans l’atmosphère toute imprégnée de sacré « des grandes villes mortes de là-bas, que berce un éternel murmure de prières » (p. 19). Le Maroc est immédiatement perçu comme arabe et musulman, et non pas dans l’évidence tranchée d’une lumière qui serait -selon une topique familière à toute la culture classique- créatrice d’ordre et d’harmonie. La première impression de Loti, à Tanger, est d’ailleurs mélancolique :
Ici, il y a quelque chose comme un suaire blanc qui tombe, éteignant les bruits d’ailleurs, arrêtant toutes les modernes agitations de la vie : le vieux suaire de l’Islam, qui sans doute va beaucoup s’épaissir autour de nous dans quelques jours quand nous serons enfoncés plus avant dans ce pays sombre, mais qui est déjà sensible dès l’abord pour nos imaginations fraîchement émoulues d’Europe (p. 24)." [...]
"Déchiffrer la réalité historique d’un pays en s’essayant à une véritable herméneutique de ses couleurs sera un leitmotiv du récit de Chevrillon. Comme chez Loti, dont l’influence est ici évidente, le bleu et le blanc ne désignent au fond qu’une surface trompeuse. Le sable, les ocres terreux, les gris étouffés, le rouge violent des roches et des terres ravinées par les crues de printemps sont les vraies couleurs du Maroc africain dont la réalité sauvage s’impose lorsqu’on s’éloigne des côtes : « Ce premier jour, à sept heures, tournant le dos aux huiles bleues de l’Océan, nous nous enfoncions dans un vaste pays d’Afrique » (p. 44)."

Titre

Le Maroc de Pierre Loti et d’André Chevrillon : ombres et lumières

Titre Alternatif

in Rythmes et lumières de Méditerranée

Éditeur

© Presses universitaires de Perpignan (FR)

Date

2003

Langue

Format

p. 219-230

Source

OpenEdition Books
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Droits

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