Description

[Abstract]
What could be the specificity of a Mediterranean essay? Far from discussing the essay as the expression of essentialist ideas of the south and of a supposed vitality of the Mediterranean culture Georg Lukács groundbreaking study "Über Wesen und Form des Essays" underlines instead a particular constellation: conceiving the South as a symbolic order is linked to the mortality of man. Practices and a certain attitude towards the world, considered as characteristic of the essayist, can be identified through a reading of Eugen Winkler’s texts, a German author and literary critic who develops his poetics by reflecting upon his experiences of the South. His essay on the island of Torcello is by no means a Mediterranean one, but, turning his back to essentialism and idealism at the same time, he develops a paradigmatic example of the "Writing of the South" within the context of literary modernity. Decentered on the planetarian scale, the South is not essentially opposed to the North, but a construction that serves the European way of thinking man and that has traditionally been orientated towards a certain, classical, idea of the Mediterranean.

[Extrait]
"Quand on parle de pensée méditerranéenne, il faut se demander ce que cela signifie d’une part pour la caractérisation des sphères culturelles où nous vivons, d’autre part pour la compréhension des textes où celles-ci nous apparaissent. J’entends ici une pensée qui ne trouve pas seulement à s’exprimer dans les sciences mais aussi dans un art méditerranéen et plus particulièrement dans un essai méditerranéen. En considérant une tradition qui va d’Albert Camus à Franco Casano, on peut avancer que celui-ci se distingue à la fois par sa vitalité et sa mesure, qu’il est proche de la vie et à la recherche d’un ordre harmonieux. On devine facilement l’adversaire de cette épistémè : une pensée qui serait aussi rationnelle et utilitaire que logocentrée et hostile au corps, une pensée du Nord.

Selon cette perspective, un essai méditerranéen correspondrait, dans l’ordre du savoir du monde,1 à ce qu’Alexandre Kojève désignait par "l’Empire Latin" dans le champ de la politique — concept formulé après la Seconde Guerre mondiale et dirigé contre l’idée d’une nouvelle hégémonie allemande. Pensons par exemple à "L’exil d’Hélène" d’Albert Camus. L’essai, publié dans un numéro spécial des Cahiers du Sud de Ballard en 1948, présente la Guerre de Troie comme un combat pour le Beau et l’oppose à l’état déplorable de l’Europe après-guerre. L’anthologie dans son ensemble, sous l’influence du fascisme, cherche d’ailleurs à démontrer une "Permanence de la Grèce" qui donne son titre à ce numéro, constitué notamment d’études de philologie ancienne et de poèmes de Cavafy et de Séféris. Le recueil se termine sur ce diagnostic de Camus, qui va m’aider à délimiter mon sujet :

Nous avons exilé la beauté, les Grecs ont pris les armes pour elle. Première différence, mais qui vient de loin. La pensée grecque, s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure. (Camus 1948, 381)
Avons-nous à faire ici à un essai méditerranéen ? Ou à un essai qui a pour thème l’héritage de la Méditerranée, quoique sur un mode différent de celui de l’exaltation de la nature que l’on trouve dans "Noces à Tipasa" ? En caractérisant un essai de méditerranéen, fait-on justice à sa manière spécifique d’accéder à la connaissance ? Et comment caractériser cette spécificité ? Il ne suffit pas qu’un essai ait pour objet la réalité méditerranéenne — que ce soit dans une perspective historique ou phénoménologique — pour que ce soit un essai méditerranéen. Nous pourrions bien sûr considérer que celui-ci est né d’un esprit méditerranéen, que nous mettrions dos à dos à un esprit nordique — en nous appuyant sur Rudolf Borchardt par exemple — mais nous passerions à côté de l’analyse de la conscience et du rapport au monde qui trouvent leur expression dans ces textes. Or ces rapports sont profonds et résultent d’une pensée qui se dérobe justement à de telles caractérisations, quand bien même elle évolue dans des conditions sociales et culturelles spécifiquement méditerranéennes. L’essai, plus encore que les textes scientifiques et d’une toute autre manière que la poésie, contribue au développement d’une culture symbolique qui est libre de toute obligation envers l’essentialisme, et dans laquelle la présence et l’abstraction, le signe et la chose sont liés — seulement dans le texte, mais aussi dans la pratique de l’essayiste.
Loin de vouloir caractériser le genre de l’essai de manière essentialisante comme étant du Sud ou du Nord, j’aimerais montrer que l’essai — une forme qui se joue par exemple des exigences argumentatives et déductives du logos — peut se comprendre comme l’effet d’une pensée de la Méditerranée. Il s’agit d’envisager ici les deux sens du mot, à savoir comme compréhension sensible [begreifendes Verständnis] du monde méditerranéen et comme tradition de pensée qui fait de la Méditerranée — du moins dans une perspective européenne — le lieu de la philosophie par excellence (ce qu’elle est encore aujourd’hui, quoique avec des modifications radicales). Il ne s’agit donc pas pour moi d’une pensée méditerranéenne, mais, contre tout essentialisme, d’une pensée de la Méditerranée, d’une quête épistémologique qui prend le Sud comme point de repère et qui, dans cette orientation, se reflète également elle-même."

Table des matières

Écriture et rapport au monde
Essai et mortalité : Lukács
Architecture et connaissance : Eugen Winkler

Titre

Écrire le Sud

Titre Alternatif

in Le pays méditerranéen en profondeur

Éditeur

Revue Caliban, 58 (revue française d'études anglaises)
Franck Hofmann, « Écrire le Sud », Caliban [Online], 58 | 2017, Online since 01 September 2019, connection on 30 May 2022. URL : http://journals.openedition.org/caliban/4768 ; DOI : https://doi.org/10.4000/caliban.4768

Date

2017

Format

p. 169-182

Source

OpenEdition Journals
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Droits

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