Description

[Extrait]
Après le traumatisme affectif et gustatif de ce cruel sevrage à la moutarde, la nouvelle terre élue par Colette pourra être placée sous le signe du père, qui saura initier la Petite à une sensualité méditerranéenne progressivement euphorique, dans un épisode également rapporté dans Prisons et paradis et relatif lui aussi à la tendre enfance de Colette. Il s’agit du seul monument méditerranéen qui, à défaut de l’huile d’olive ou de l’ail, trouvera grâce aux papilles de la toute petite (elle a trois ans) comme pour l’introduire au premier goût sucré de la Méditerranée : celui du muscat de Frontignan. C’est dans un très beau texte datant de 1932 et intitulé précisément « Vins » que Colette rapporte avec humour cette expérience fondatrice, précoce initiation méditerranéenne et bachique :

J’ai été bien élevée. Pour preuve première d’une affirmation aussi catégorique, je dirais que je n’avais pas plus de trois ans lorsque mon père me donna à boire un plein verre à liqueur d’un vin mordoré, envoyé de son Midi natal : le muscat de Frontignan.

Coup de soleil, choc voluptueux, illumination des papilles ! Ce sacre me rendit à jamais digne du vin. Un peu plus tard, j’appris à vider mon gobelet de vin chaud, aromatisé de cannelle et de citron, en dînant de châtaignes bouillies. À l’âge où l’on lit à peine, j’épelai, goutte à goutte, des bordeaux rouges anciens et légers, d’éblouissants Yquem. Le champagne passa à son tour […]. Bonnes études, d’où je me haussai à l’usage familier et discret du vin, non point avalé goulûment, mais mesuré dans des verres étroits, absorbé à gorgées espacées, réfléchies (III, 691).

Après cette expérience en exact contrepoint avec l’épisode du sein dénaturé de la marâtre Mélie, la Méditerranée devient sensible à Colette qui peut désormais accéder à l’intimité euphorique de cette terre goûteuse et parfumée, de ce pays qui affranchi du sceau maternel n’empêche plus l’expression, mais au contraire catalyse le lyrisme, comme le constate la jardinière de La Treille muscate dès son arrivée :

Déjà le lyrisme, déjà le délire ? Les bords méditerranéens ont saoûlé plus d’une tête solide. Il passe, sur la pinède proche de La Treille muscate, un vent chargé de résine, et les labiées de la côte distillent le camphre, l’esprit de lavande et de mélisse... (III, 687)

Enfin acclimatée à la Méditerranée, Colette finira même par y découvrir cette « confiture d’odeur » dont elle rêve dans « La Treille muscate » (III, 699), à défaut d’avoir jamais pu goûter au « rosier à fruits comestibles » : à Grasse, en 1948, lors d’une visite à une usine de parfums qu’elle nous raconte dans Le Fanal bleu, son guide lui glisse dans la main :

Pays de parfaite consensualité, qui dans son eurythmie marine imprime (ou impressionne, ou inspire) celui qui l’habite tout autant qu’il l’aide aussi à exprimer, pays où Colette, ayant trouvé enfin la bonne distance d’avec la mère, ayant retrouvé aussi le goût du père, écrira certains de ses plus beaux livres – y compris cet hymne à Sido qu’est La Naissance du jour. C’est dans les dernières pages de ce livre de l’apaisement que Colette, depuis le patio de La Treille muscate, s’ouvre enfin à une nouvelle sensualité, qui réconcilie les deux saisons, superpose les deux paysages, fusionne les deux ‘côtés’, dans cette évocation de la pluie bienfaitrice qu’on lira comme la plus exacte réponse à l’ancien « Printemps de la Riviera » :

Les pins filtrent l’ondée ralentie ; en dépit de leur baume, des orangers mouillés et de l’algue sulfureuse qui fume en bordure de la mer, l’eau du ciel gratifie la Provence d’une odeur de brouillard, de sous-bois, de septembre, de province du Centre. (III, 361)

Ainsi le glissement vers le Sud profond auquel obéit l’itinéraire de Colette à partir de 1925 – en « pente naturelle, facile, fatale » comme elle le dit elle-même dans « Voyages » (III, 690) – semble-t-il s’être accompagné d’une réorientation des ‘points cardinaux’ de sa sensualité, où goût et odorat restent toutefois les pôles dominants et dans une large mesure indissociables dans la « rose des sens » de Colette, héritée de la mère aussi bien que du père : « Regarde ! » disait Sido, « ne touche pas, regarde ! » ; « Goûte ! » semble ajouter quant à lui le Capitaine, « respire, et palpe ! ».

Si c’est la mère qui a si richement doté l’appareil sensoriel originaire de Colette, c’est le père qui lui a donné le goût de la Méditerranée – très au-delà de tous les clichés littéraires ou touristiques –, et c’est le père qui va donner son goût à la Méditerranée de Colette : sur les terres du père mais dans l’empreinte de la mère, libérée dans son expression, dans le nouvel exercice d’une sensibilité héritée de Sido mais réévaluée, désentravée, extravertie, Colette a retrouvé pour notre plus grand plaisir son bonheur de sentir et de dire.

Titre

La naissance du goût : Colette et la Méditerranée

Titre Alternatif

in Saveurs, senteurs : le goût de la Méditerranée
Actes du colloque. Université de Perpignan (13-14-15 novembre 1997)

Éditeur

PUP, Presses universitaires de Perpignan (FR)

Langue

Format

p. 317-333

Droits

Non libre de droits