Description

[Extrait]
Les choses pour autre chose
À Alger en 1849 , « Le Maure » « grand artiste du chez soi », a offert à Edmond comme à Jules l’occasion de procéder à l’« achat de ces petites choses que tout Français est condamné à rapporter à ses amis et connaissances ». Les auteurs offrent un exemple, souvent répété dans les récits de voyage en Orient, de ces foisonnements d’objets acquis aux bazars et aux souks et dont l’évolution ethnographique de l’orientalisme multiplie les descriptions, agissant dans les tableaux comme des « opérateurs de croyance ». Dans les textes, les choses surgissent parfois dans une sorte d’ekphrasis à l’antique. Cette référence est explicitement formulée dans Aziyadé par le correspondant de Loti, Plumkett, qui rend ainsi hommage à la ciselure mimétique de son style : « Nous restons la bouche béante en face des tableaux que vous nous tracez : je songe à vos trois poignards, comme je songeais au bouclier d’Achille, si minutieusement chanté par Homère ! ».
Par leur présence ainsi accentuée, les choses meublent la mémoire et le retour du voyageur, dans un encombrement remarqué chez Flaubert par les Goncourt lors de leur visite à Croisset en octobre 1863. Détaillant à plaisir l’environnement de sa table de travail — « un bric-à brac de choses d’Orient »6—, ils semblent se souvenir du jugement porté auparavant sur Salammbô : « Flaubert voit l’Orient, et l’Orient antique, sous l’aspect des étagères algériennes ».
Dans les représentations figurées de l’orientalisme, les êtres eux-mêmes sont parfois rangés, comme les choses, sur les « étagères ». Ainsi le Voyage à Athènes et à Constantinople de Louis Dupré (1825) aligne-t-il décors et modèles dans un même sous-titre : « Collections de portraits, de vues et de costumes… ». Très tôt chargée de bijoux et d’atours à la manière de Salammbô, la femme dans le tableau orientaliste s’inscrit intimement dans la présence des choses. Pour l’écrivain Rachid Boudjedra, les Femmes d’Alger de Delacroix révèlent surtout un « regard de pacotille et de bimbeloterie » : « Il y a une accumulation d’objets qui représentent chacun à lui seul un énorme cliché ou –mieux- un clin d’œil grossier : le narguilé comme s’il allait sortir de la toile, le brasero, les babouches, le tisonnier… »8. Cette interprétation a peut-être été encouragée par une reconstitution ethnographique au Musée du Bardo d’Alger d’après ce tableau, conçu comme « l’exacte reconstitution d’un intérieur algérois »
C’est à cette vision mêlant femmes et décor que s’oppose aujourd’hui Lalla Essaydi, réinterprétant dans ses photographies la pose des modèles et affirmant leur « statut de personne » :
Lorsque les orientalistes sont venus sur nos rives, ils ont découvert un monde rempli d’une exquise beauté – dans l’architecture, les surfaces décoratives, les tissus et les vêtements des femmes. Leur art confirme cette beauté. Mais la beauté dans leurs œuvres est finalement dangereuse, car elle amène le spectateur à accepter comme étant la réalité, par exemple le statut fantasmatique d’esclave chez les femmes arabes. Il s’agissait pour moi de me réapproprier , chez les orientalistes , la beauté de ma culture et le statut de personne des femmes arabes.

Titre

Autre chose en Orient

Titre Alternatif

in Arts et Sociétés

Éditeur

Sciencespo.fr/artsetsocietes

Langue

Source

Sciencespo.fr/artsetsocietes (consulté le 25 janvier 2024)

Droits

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