Description

À Antibes, au siècle passé, les gamins se défiaient de marcher sur les remparts, du bastion Saint-André à la courtine surplombant le port. Ce n'était pas sans danger que de jouer ainsi au bord du vide. Surtout qu'en passant devant la maison Ardouin, une plaque rappelait que, là, un peintre célèbre s'était fracassé, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955.

Nicolas de Staël ne jouait pas. Le peintre, exilé à Antibes de septembre 1954 à sa mort, revendiquait hautement "le vertige comme un attribut de (sa) qualité". Il avait largué toutes ses amarres ­ familiales, amicales et esthétiques ­ pour gagner ce bout du monde. "Pas facile de se refaire une vie, seul face à la mer", avouait-il (dans une de ses lettres reproduites dans le catalogue). Il avait trouvé dans cette Méditerranée d'automne, aux transparences grises, bleues, vertes, noires ou violettes le "golfe d'ombre" dont lui parlait Rimbaud, et espérait en voir surgir la lumière. Il y voguait, seul, debout, dans son atelier en forme de proue d'un grand vaisseau de pierre, guettant "l'accident" du tableau rêvé.

Monumental. De peu d'expositions on peut dire qu'elles sont nécessaires. Nicolas de Staël, un automne, un hiver est de celles-là. Jean-Louis Andral, conservateur du musée Picasso, reprend la partition de l’œuvre ultime de Staël, exposée pour la première (et unique) fois, au même endroit, en juillet 1955. Le conservateur d'alors, Romuald Dor de la Souchère, avait conçu cette exposition avec Staël, deux mois avant la mort de celui-ci. Il avait présenté 14 des 147 toiles produites par le peintre à Antibes. Depuis, le musée d'Antibes conserve certains des plus beaux Staël ­ du Fort carré d'Antibes au monumental Concert, son dernier tableau.

Ces toiles sont toutes là, empreintes de la "grâce vulnérable" d'un peintre hors normes et écoles, comme le dit le philosophe italien Federico Nicolao dans le catalogue. Mais, à ces trésors, ont été ajoutées des œuvres rarement vues, car pour la plupart issues de collections privées ­ au total 76 huiles, fusain et dessins.

Beaucoup des toiles ont l'élégance fragile et l'austérité de moyens, de haïkus japonais ­ la gamme des noirs, gris, blancs, bleus et violets faisant une peinture "fluide, liquide, elliptique". Quelques-unes sont au contraire des éruptions somptueuses de rouges en fusion, peut-être en écho à la tradition de l'icône russe dont Staël, natif de Saint-Pétersbourg, avait nourri son regard. Il y a, enfin, ces nus fantomatiques au fusain.

La beauté intrinsèque des œuvres ne fonde pas à elle seule la nécessité de cette exposition. Non plus que l'éclairage bienvenu qu'elle apporte sur les évolutions d'un peintre français majeur du XXe siècle, devenu un avatar du mythe romantique du peintre maudit, en raison de sa biographie tourmentée et de sa fin tragique. Il y a aussi, et surtout, le fait que cette exposition montre, cinquante ans après, ces tableaux "pour qu'on les voie", suivant l'injonction de la dernière lettre écrite, le jour de sa mort, par Staël à son ami et collectionneur Jean Bauret.

Ils sont là, dans la lumière même où ils ont été peints et dans l'espace même dont ils ont surgi. "Il se peut qu'il y ait une différence de lumière telle, d'Antibes à Paris, que certaines d'entre (ces toiles) vous semblent inachevées ou ternes", s'inquiétait le peintre écrivant à son marchand, Jacques Dubourg. C'est que sa peinture est éminemment "musicale", tout entière fondée sur des vibrations, des harmonies, des rythmes subtils et des correspondances entre formes et tons.

Mouettes. Il y a, dans une des salles, une grande toile qu'il faut revoir (elle était présentée dans la mégarétrospective de Beaubourg en 2003). Faussement "facile", trop lyrique au goût de certains. Sept mouettes gris et blanc prennent lourdement leur envol vers un espace défini par trois bandes ­ deux de mer désolée, blanche et gris-bleu, la troisième de ciel, bleu sombre et menaçant. "L'espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. A toutes profondeurs", avait écrit Staël. Le miracle est que ses mouettes planent encore au-dessus des remparts, dans leur vol "éphémère nuancé d'éternel".

Titre

Antibes fait la lumière sur Nicolas de Staël

Éditeur

Libération (Périodique ; Paris)

Date

2005

Langue

Source

Lire en ligne sur Libération (consulté le 03/04/2020)

Droits

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